jeudi 14 janvier 2010

Juvénal, satire 1

Voici la première satire de Juvénal


1-44. Toujours je ne serai donc qu’auditeur ? Ne prendrai-je jamais une revanche, moi qu’un Cordus enroué a exaspéré tant de fois avec sa Théséide ? Est-ce impunément qu’un de ces maudits lecteurs de séances publiques m’aura récité ses comédies, l’autre ses élégies ? impunément aussi que ma journée se sera volatilisée dans un Oreste qui occupe à plein le volume, recto et verso ? ; et qui n’est pas encore fini ? Personne ne connaît mieux sa demeure dans les coins que je ne connais le bois sacré de Mars et l’antre de Vulcain, voisin des rochers d’Eole. Les vents qui soufflent, les ombres qu’Éaque martyrise, la contrée d’où cet autre emporta une toison d’or volée, les ormes gigantesques que lançait Monychus, voilà ce que racontent à grands éclats de voix les platanes de Fronton, ses marbres et ses colonnes qu’un sempiternel lecteur ébranle et fait se lézarder. Grand poète ou poétaillon, l’effet est le même, toujours. Et nous aussi, ma foi, nous avons connu la férule, nous aussi dans notre apprentissage d’orateur, nous avons conseillé à Sylla de redevenir simple citoyen pour dormir d’un sommeil profond. Il serait sottement clément, puisqu’on se heurte partout à tant de poètes, d’épargner un papier qui trouverait toujours à se souiller. On me demandera toutefois pourquoi j’ai choisi la carrière où déjà l’illustre fils d’Aurunca a lancé ses chevaux. Eh bien, si vous avez du temps et le goût de m’écouter, voici mes raisons. Comment ! Un mol eunuque prend femme ; Mevia va transpercer un sanglier toscan, elle porte l’épieu, elle a les seins à l’air ; un homme écrase de sa richesse les sénateurs, c’est lui qui me faisait jadis la barbe, au temps de ma jeunesse ; un produit de la racaille du Nil, un esclave de Canope, un Crispinus, se débarrassant de son manteau de pourpre tyrienne, fait montre de bagues d’été à ses doigts en sueur, incapable de supporter des anneaux plus lourds, et vous voudriez qu’on écrive autre chose que des satires ! Qui donc pourrait se résigner au spectacle des hontes romaines ? Quel coeur serait d’airain devant elles ? L’avocat Mathon apparaît dans sa litière neuve, il est à plein dedans ; derrière lui, voici le délateur d’un ami, homme considérable, tout prêt à avaler les restes d’une noblesse déjà presque dévorée. Ah, Massa le redoute, celui-là ; Carus le flatte de cadeaux, Latinus affolé lui envoie sa Thymélé. Le haut du pavé appartient à ceux qui gagnent des héritages avec leurs nuits, qui savent la meilleure route pour faire leur fortune, c’est-à-dire qui passent par la vulve d’une vieille richarde. Proculéien n’obtient qu’un petit douzième, mais Gillon dix fois plus ; ainsi chaque héritier reçoit une part proportionnée à son calibre ! Eh bien, qu’il touche le prix de son sang, au point d’en pâlir comme le malheureux qui met les pieds sur un serpent ou comme le rhéteur candidat au concours d’éloquence devant l’autel lyonnais...

45-80. Comment exprimer la colère dont mon foie se dessèche et brûle, quand la populace s’écrase pour laisser passer la foule de clients faisant cortège à un spoliateur qui a réduit sa pupille à se prostituer ou à cet autre condamné par un jugement tombé à l’eau ? Caisse sauvée, pas de déshonneur, n’est-ce pas ? Exilé, Marius dès la huitième heure se met à boire et semble jouir du courroux des dieux : c’est l’accusation victorieuse qui gémit, c’est toi, ô province. M’empêchera-t-on de penser que de tels sujets sont dignes des veilles d’un satirique ? ne pourrai-je dénoncer de pareils scandales ? Laisserai-je échapper si belle matière ? Voudrait-on des poèmes sur Héraclès ou sur Diomède, sur le Labyrinthe où mugit le Minotaure, sur Icare englouti par la mer à grand bruit, et sur le mécanicien volant, - alors que les cadeaux d’un amant, si la femme n’a pas de capacité légale, font les délices du mari, un mari habile à contempler les ombres du plafond ou bien à ronfler d’un nez vigilant sur la nappe ; alors que le commandement d’une cohorte est donné d’avance à un homme qui a dilapidé son patrimoine en folies pour les chevaux, à ce morveux d’Automédon qui parcourt la voie Flaminia au vol de son char, conduisant lui-même pour éblouir sa maîtresse qui est là avec son petit manteau d’homme ? N’aurais-je pas de la joie à couvrir de larges tablettes en pleine rue, quand je vois une litière portée par six épaules, largement ouverte, dans laquelle se prélasse comme un indolent Mécène le faussaire dont la fortune a été faite avec un bout de testament et un cachet humide ? Une importante Dame fait boire à son mari qui a soif un moelleux vin de Calès ; elle y a préalablement mêlé des gouttes de poison au crapaud, elle surpasse Locuste, elle enseigne à des parentes novices l’art de faire à leurs époux un bel enterrement. Qu’on ose un crime digne de l’exil à Gyara ou de la prison, si l’on veut être quelque chose ! La Probité reçoit des louanges, mais elle a froid. Ce sont les crimes que récompensent jardins, maisons de plaisance, tables, vieille argenterie, coupes ornées d’un bouc. Qui donc peut dormir, quand une bru s’abandonne à son beau-père par cupidité, quand des fiancées ont déjà fait la noce, quand des adultères sont encore enfants ? Le génie n’est plus indispensable, c’est l’indignation qui forge les vers, et ils sont ce qu’ils sont. Voyez les miens, voyez ceux de Cluviénus.

81-93. Toute l’activité de l’humanité depuis que Deucalion, sur la mer grossie du déluge, arriva en barque au sommet du Parnasse pour y consulter l’oracle, depuis que la vie a pénétré de son souffle les cailloux attendris et que Pyrrha a fait naître sous les regards mâles des vierges nues, tout ce que nous faisons sous l’empire du désir, de la peur, de la colère, de la volupté, de la joie et de l’ambition, tout cela fait le bazar de mon livre. Et quand y eut-il plus grande abondance de vices ? Quand la cupidité tendit-elle plus largement sa bourse ? Quand les esprits furent-ils davantage la proie du jeu ? Ce n’est plus avec quelques sacs qu’on va à la table de hasard, il faut apporter son coffre-fort. Quels beaux combats l’on peut voir, où c’est le caissier qui ravitaille en munitions ! ; Allons, n’est-il qu’un fou, celui qui perd cent mille sesterces et qui n’accorde pas une tunique à un esclave mourant de froid ?

94-131. Et lequel de nos aïeux construisit tant de villas ? Lequel avait sept services à ses repas ordinaires ? De nos jours, une maigre sportule attend sur le seuil une foule en toge qui va s’en saisir. Et je vous prie de croire que le patron inspecte les visages, il a peur qu’on se faufile sous un faux nom pour prendre la part d’un autre. Une fois reconnu, on emporte son panier. Le maître ordonne au crieur de faire l’appel même pour les purs descendants d’Enée, car ils sont là à assiéger la porte avec nous. - « Donne au préteur, ensuite au tribun. » Mais un affranchi tient la tête : - « Le premier, dit-il, c’est moi. Pourquoi avoir peur de défendre ma place ? J’ai beau être né sur les bords de l’Euphrate (les trous d’efféminé que j’ai aux oreilles me dénonceraient si je voulais nier) les cinq boutiques me procurent quatre cent mille sesterces. A quoi bon la pourpre des sénateurs ? puisqu’un Corvinus mène paître sur le territoire de Laurente des troupeaux affamés dont il n’a pas la propriété. Moi, je suis plus riche que Pallas et que les Licini. » Alors, les tribuns devront attendre ; la palme à la richesse ! que la magistrature sacrée cède le pas à cet individu arrivé hier dans notre ville avec ses pieds blancs de poussière ; car sainte entre toutes est la majesté de l’argent. Il n’habite cependant aucun temple encore, cet argent funeste, nous ne lui avons point élevé d’autels comme à la Paix, à la Fidélité, à la Victoire, à la Vertu et à la Concorde, dont la cigogne fait retentir les lambris quand, elle salue son nid. Mais si la sportule entre en compte dans le budget annuel des plus hauts magistrats, qu’adviendra-t-il des clients qui accourent cherche ainsi toge, souliers, pain, combustible ? C’est toute une foule de litières qui vient tirer de là les cent quarts d’as. Il y a le mari, il y a derrière lui son épouse malade ou enceinte. Voici un gaillard qui connaît son affaire, il a le talent de réclamer la part de sa femme absente ; il montre à la place la litière vide et close : « C’est ma chère Galla, explique-t-il ; faites vite. Vous hésitez ? Galla, sors ta tête ! oh ! vous n’allez pas la tourmenter, elle dort. » La journée est magnifiquement ordonnée : la sportule, puis le forum, Apollon le juriste, les statues des généraux triomphateurs, parmi lesquels ose avoir son inscription je ne sais quel Égyptien, un percepteur de là-bas, s’il vous plaît. Ah, contre cette effigie-là, permission de pisser, pour le moins !

132-146. Ils évacuent l’entrée, les vieux clients las ; ils abandonnent leur rêve, si longtemps que puisse durer l’espoir humain de dîner : les malheureux auront à faire l’emplette de choux et d’un peu de feu. Le plus beau gibier des forêts, les plus belles pièces de la mer, pendant ce temps, rassasieront leur maître qui, sur son lit désert, sera tout seul étendu : car devant tant de splendides et larges plateaux anciens, c’est à une table solitaire que de telles gens dévorent leur patrimoine. Ainsi, plus de parasites ! Mais quand n’y aura-t-il plus de ces ladreries du luxe ? Faut-il être vorace pour faire servir à sa table des sangliers entiers, ces bêtes créées pour les festins d’amitié ! Toi, mon ami, tu es sous le coup du châtiment quand, le ventre plein, tu quittes ton manteau et portes aux bains un paon mal digéré. Voilà la cause de morts subites, voilà comment les vieillards s’en vont sans testament, la nouvelle en circule sans tristesse à travers nos soupers, les amis du mort vont à l’enterrement et déclarent que ce fut bien fait.

147-171. Nos descendants n’auront vraiment aucun progrès à faire dans le mal ; ils agiront comme nous, rêveront comme nous : toute dépravation se trouve à son comble. Il faut tendre les voiles. Toutes voiles dehors ! On me dira peut-être : « As-tu le génie égal à la matière ? Penses-tu retrouver l’antique simplicité, qui mettait dans le poème toute la flamme du coeur ? » - « Mais, y a-t-il donc quelqu’un dont je n’ose dire le nom ? Qu’importe qu’un Mucius pardonne ou non à mes vers ? » - « Attaque-toi à un Tigellin ; on fera de toi une torche, tu seras comme ceux qui flambent et fument attachés debout au poteau, ton cadavre traîné dans l’arène y creusera un profond sillon. » - Et celui qui a donné de l’aconit à ses trois oncles continuerait à se faire véhiculer sur des coussins de plume, du haut desquels il nous méprise ? » - « Quand tu le rencontreras, mets un doigt sur tes lèvres : on serait un accusateur, rien qu’à dire ces mots : « C’est lui. » Nous n’avons rien à craindre en jetant l’un contre l’autre Enée et le terrible Rutule ; c’est un thème de tout repos que la mort d’Achille ou la recherche d’Hylas qui avait suivi son vase à puiser de l’eau. Mais chaque fois que l’ardent Lucilius, comme s’il avait tiré l’épée, gronde, quiconque l’a entendu rougit, sent son âme se glacer du froid de tous ses crimes, ses fautes cachées le faire suer d’angoisse. D’où les colères, d’où les larmes. Tourne et retourne ces choses dans ta tête avant de sonner le signal du combat : une fois le casque mis, impossible de reculer. » - « Je ferai donc l’expérience pour voir ce qu’il est permis d’écrire contre ceux-là dont les cendres dorment au bord de la voie Flaminia et de la voie Latine ! »

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