mardi 19 janvier 2010

Deuxième satire de Juvénal

1-35. M’enfuir d’ici jusque par delà les Sarmates et l’Océan glacial, ah, que ne puis-je ! Chaque fois qu’ils osent parler de moeurs, ceux qui posent aux Curius et mènent la vie comme une bacchanale ! Ce sont des gens incultes tout d’abord, bien que chez eux le plâtre de Chrysippe frappe partout les yeux ; car la suprême élégance pour eux, c’est d’acheter un portrait d’Aristote ou de Pittacos, c’est de mettre sur leur bibliothèque un Cléanthe de première main. Ne jugez pas sur la mine. Quel quartier n’abonde en polissons à l’air grave ? Tu prétends châtier les pratiques honteuses, toi, alors que parmi les débauchés socratiques tu es l’égout le plus notoire ? Certes, la peau de tes membres qui pique, les soies rudes de tes bras promettent une âme inflexible ; mais de ton anus épilé, le médecin en riant tranche de grosses excroissances. Ces gens-là parlent peu, ils ont un goût prononcé pour le silence, avec les cheveux plus courts que les sourcils. Il y a encore plus de sincérité ingénue chez Péribomius ; c’est la faute des destins, si cet homme avoue son mal sur sa physionomie, dans son allure. Des hommes de cette sorte ont une franchise pitoyable, c’est leur passion même qui doit leur valoir indulgence : bien pires sont ceux qui vitupèrent contre de telles pratiques avec des mots d’Hercule et, tout en parlant de vertu, tortillent le derrière. «Tu ressembles à un chien remuant la queue, Sextus, et j’aurais pour toi de l’estime ?» dit l’infâme Varillus : «En quoi est-ce que je vaux moins que toi ?» Un cagneux peut encourir raillerie d’un bel homme, un Éthiopien d’un blanc ; mais qui supporterait d’entendre les Gracques déplorer une sédition ? Qui ne mettrait sens dessus dessous terre et ciel, mer et ciel, si un Verrès ne trouvait à son goût un voleur, Milon un meurtrier, si Clodius dénonçait les adultères, si Catilina accusait Céthégus, si les trois disciples de Sylla lui reprochaient sa table de proscriptions ? Tel fut naguère l’amant adultère, souillé d’un accouplement digne d’une tragédie, et qui remettait en vigueur de dures lois, terribles pour tous, pour Vénus et Mars eux-mêmes, cela dans le moment même où Julie nettoyait d’une foule d’avortons sa féconde matrice et se délivrait de foetus qui ressemblaient à son oncle . N’est-ce donc pas à bon droit que tous les hommes perdus de vices méprisent nos faux Scaurus et leur renvoient leurs censures comme on rend un coup de dents !

36-63. Elle n’a pu supporter, Laronia, d’entendre un de ces personnages, sombre, s’écrier tant de fois : «Où es-tu aujourd’hui, loi Julia, où dors-tu ?» Elle lui a répondu en souriant : «Heureux sont nos temps qui te font censeur des moeurs. Que Rome dès maintenant se résigne à la pudeur, car un troisième Caton lui est tombé du ciel. Mais cependant, dis-moi, où achètes-tu ce qui parfume ton cou velu ? N’aie pas honte de m’indiquer le patron de la boutique. Ah, si l’on agite lois et édits, il faut sortir avant toute autre la loi Scantinia : surveille d’abord les hommes, qui en font plus que nous ; mais eux, le nombre les défend, pareils aux phalanges où les boucliers se serrent les uns contre les autres. Concorde parfaite entre efféminés ! Aucun exemple aussi détestable dans notre sexe. Média ne caresse pas Cluvia, Flora ne caresse pas Catulla : tandis qu’Hispo se livre aux jeunes gens, il est pâle de l’un et de l’autre excès. Nous, est-ce que nous plaidons, est-ce que nous savons le droit civil, est-ce que nous faisons du bruit dans votre barreau ? Peu de femmes luttent, peu de femmes mangent les boulettes de viande des athlètes : vous, vous filez la laine, vous rapportez dans des corbeilles le travail achevé et mieux que Pénélope, mieux qu’Arachné, vous tournez le fuseau où s’enroule un mince fil : elle fait comme vous, la misérable prostituée à sa maison close. On sait bien pourquoi Hister a couché sur son testament un unique affranchi, ayant beaucoup donné de son vivant à sa jeune épouse. Elle sera riche pour avoir dormi en tiers dans un grand lit. Marie-toi et tais-toi ; les secrets gardés rapportent des pierres précieuses. Et c’est contre nous, après cela, qu’une rigoureuse sentence est prononcée ? La censure acquitte les corbeaux et condamne les colombes. »

64-81. Ils s’enfuirent éperdument devant cette explosion d’évidences, les faux Stoïciens. En effet, que répondre à Laronia ? Mais à quoi ne faut-il pas s’attendre lorsque tu t’habilles, Créticus, de trop fins tissus, et que sous ce vêtement qui fait l’ébahissement du peuple, tu pérores contre les Procula et les Pollita ? Puisque Fabulla est adultère, qu’on la condamne si tu veux, et Carfinia aussi : ces condamnées ne prendront pas une toge pareille à la tienne. «Mais Juillet brûle, je bous !» Mets-toi nu pour plaider, alors ! Ah ! il y aurait moins de honte à être fou. Je voudrais qu’ainsi vêtu tu aies eu à porter lois et édits devant le peuple victorieux et montrant ses blessures toutes fraîches, devant les montagnards venant de quitter leurs charrues. Ah, l’on t’entendrait protester, si tu voyais un juge dans cette tenue ! S’il te plaît, dis-moi, est-ce que ces tissus-là conviennent à un témoin ? Dur et intraitable professeur de liberté, ô Créticus, tu montres ton corps en transparence. Tu as pris le mal par contagion et l’épidémie s’étendra. Il en est ainsi dans la vie des champs : tout un troupeau meurt de gâle ou de teigne par la faute d’un seul porc et le raisin se corrompt à la vue du raisin.

82-142. Un jour, tu iras plus loin encore dans l’indécence ; personne n’est arrivé d’une fois à la perfection de la honte. Tu finiras par faire partie de la confrérie des gens qui s’enferment chez eux, s’enrubannent le front, se mettent des colliers au cou et font leur cour à la Bonne Déesse en lui offrant le ventre d’une jeune truie et un grand cratère ; mais ils renversent la tradition : défense formelle aux femmes d’entrer, les mâles seuls ont droit à l’autel de la déesse. «Au large ! profanes, s’écrient-ils, aucune joueuse de flûte ne vient ici faire gémir son instrument.» Tels furent les mystères orgiaques qu’avaient coutume de célébrer les Baptes d’Athènes et qui dégoûtaient jusqu’à Cotytto. Il y en a un qui, d’un fin pinceau, allonge son sourcil au noir de fumée, il y travaille en clignant des yeux qu’il lève au ciel. Un autre boit dans un verre en forme de priape, son énorme chevelure prise dans un résille d’or, habillé d’une étoffe d’azur brochée ou vert pâle unie, et c’est par la Junon du maître que jure son esclave. Un troisième tient un miroir, insigne d’Othon le débauché, «dépouille d’Actor l’Auruncien» dans lequel Othon se regardait en armes quand il donnait l’ordre de marche. Que les annales nouvelles et l’histoire de notre temps ne laissent pas échapper ce fait : un miroir dans les bagages d’une guerre civile ! Il est assurément d’un grand chef de tuer Galba et de se soigner la peau ; c’est l’énergie d’un grand citoyen qui guette dans les plaines de Bédriac la proie palatine et masse à la mie de pain son visage : ni la souveraine d’Assyrie, Sémiramis, armée de son carquois, ni Cléopâtre angoissée sur la galère d’Actium, n’en ont fait autant. Ici plus de pudeur dans les mots, aucun respect de l’autel ; ici toute licence comme aux mystères de Cybèle, toute liberté de parler à voix d’eunuque. C’est un vieillard fanatique qui tient le rôle du prêtre, rare et mémorable modèle d’ample gosier, avantageux à engager comme professeur. Qu’attendent donc ces gens-là pour livrer au couteau, selon le mode phrygien, un appendice devenu inutile ? Gracchus a donné quatre cent mille sesterces de dot à un joueur de cor ; ou bien l’artiste ne jouait-il pas plutôt d’un instrument droit ? L’acte signé, le «Tous nos voeux» prononcé, la noce, — c’est une belle noce, — se met à table, l’époux tient la nouvelle mariée sur ses genoux. O grands ! Est-ce du censeur que nous avons besoin ou bien de l’haruspice ? Je me demande si l’on ne trouverait pas le spectacle plus horrible, le prodige plus étonnant, au cas où l’on verrait une femme accoucher d’un veau, une vache d’un agneau ? Des garnitures en or, de longues robes, le voile rouge du mariage, voilà ce dont s’affuble un homme qui a sué sous le poids des boucliers sacrés à la courroie mystérieuse. O protecteur de la ville, comment les pâtres du Latium sont-ils devenus de tels sacrilèges ? Comment, Gradivus, pareil prurit s’est-il emparé de tes petits-fils ? II se livre à un homme, cet homme de haute naissance, cet homme riche, et tu n’agites pas ton casque, tu n’ébranles pas la terre de ta lance, tu ne te plains pas à ton père ? Alors va-t’en, rends-nous le Champ - austère qui ne t’intéresse plus. - «J’ai des devoirs à rendre demain, dès le soleil levant, dans le vallon de Quirinus.» - «Quels devoirs ?» - «Tu poses la question ? Un de mes amis se marie et n’invite que quelques privilégiés.» Vivons quelque temps encore et voilà ce que nous verrons, voilà ce qui se fera publiquement, ce qu’on voudra coucher sur des actes officiels. Pour le moment, un tourment accable de tels mariés : ils ne peuvent enfanter et, par là, retenir leurs maris. Mais quoi ! la nature ne modèle pas les corps sur ces âmes nouvelles : nos «mariées» meurent stériles, elles n’ont rien à espérer de Lydé la grosse mère, armée de sa boîte à médicaments, elles offriraient vainement la paume des mains à l’agile luperque. En bien, ces horreurs ont été dépassées.

143-148. Gracchus en tunique, le trident à la main, Gracchus en gladiateur a rempli l’arène de sa fuite, lui plus noble que les Capitolins et que les Marcellus, que les descendants de Catule et de Paul, que les Fabius, que tous les spectateurs du balcon, que l’homme même qui donnait les jeux lors de cette séance où Gracchus fît le rétiaire.

149-170. Existe-t-il des mânes, un royaume souterrain, une gaffe de nautonier, un Styx avec des grenouilles noires dans son gouffre, et une barque unique pour faire passer le fleuve à des milliers d’ombres ? Même les enfants ne le croient plus, sauf ceux qui n’ont pas encore l’âge de payer aux bains. Mais admettons qu’il le faille croire : que peuvent penser Curius et les deux Scipions, Fabricius et les mânes de Camille, la légion de Crémère, la jeunesse décimée à Cannes et les âmes de tant de guerres, chaque fois qu’une ombre de ce milieu vient à eux ? Ils voudraient faire une purification, s’ils trouvaient du soufre et des torches avec du laurier humide. Là, nous sommes, pauvres types, l’objet du mépris. Oui, je sais bien, nous avons porté nos armes au delà des rivages de l’Érin et des Orcades que nous venons de prendre, au-delà de ces Bretons qui se contentent de la plus courte nuit. Mais ce qui se fait maintenant dans la ville du peuple victorieux, nos vaincus, eux, ne le font pas. Il n’y a qu’un Arménien, l’unique Zalacès, le plus efféminé de tous les éphèbes, à s’être livré, dit-on, aux feux d’un tribun. Ah, les fructueux échanges ! Nous recevons des otages, nous en faisons des hommes. Car si ces garçons jouissent d’un séjour assez long dans Rome, il arrivera qu’il n’y ait plus assez d’amants pour eux. Ils enverront promener braies, poignards, le frein et le fouet. Et voilà comment on rapporte à Artaxata les moeurs d’adolescents corrompus.

jeudi 14 janvier 2010

Juvénal, satire 1

Voici la première satire de Juvénal


1-44. Toujours je ne serai donc qu’auditeur ? Ne prendrai-je jamais une revanche, moi qu’un Cordus enroué a exaspéré tant de fois avec sa Théséide ? Est-ce impunément qu’un de ces maudits lecteurs de séances publiques m’aura récité ses comédies, l’autre ses élégies ? impunément aussi que ma journée se sera volatilisée dans un Oreste qui occupe à plein le volume, recto et verso ? ; et qui n’est pas encore fini ? Personne ne connaît mieux sa demeure dans les coins que je ne connais le bois sacré de Mars et l’antre de Vulcain, voisin des rochers d’Eole. Les vents qui soufflent, les ombres qu’Éaque martyrise, la contrée d’où cet autre emporta une toison d’or volée, les ormes gigantesques que lançait Monychus, voilà ce que racontent à grands éclats de voix les platanes de Fronton, ses marbres et ses colonnes qu’un sempiternel lecteur ébranle et fait se lézarder. Grand poète ou poétaillon, l’effet est le même, toujours. Et nous aussi, ma foi, nous avons connu la férule, nous aussi dans notre apprentissage d’orateur, nous avons conseillé à Sylla de redevenir simple citoyen pour dormir d’un sommeil profond. Il serait sottement clément, puisqu’on se heurte partout à tant de poètes, d’épargner un papier qui trouverait toujours à se souiller. On me demandera toutefois pourquoi j’ai choisi la carrière où déjà l’illustre fils d’Aurunca a lancé ses chevaux. Eh bien, si vous avez du temps et le goût de m’écouter, voici mes raisons. Comment ! Un mol eunuque prend femme ; Mevia va transpercer un sanglier toscan, elle porte l’épieu, elle a les seins à l’air ; un homme écrase de sa richesse les sénateurs, c’est lui qui me faisait jadis la barbe, au temps de ma jeunesse ; un produit de la racaille du Nil, un esclave de Canope, un Crispinus, se débarrassant de son manteau de pourpre tyrienne, fait montre de bagues d’été à ses doigts en sueur, incapable de supporter des anneaux plus lourds, et vous voudriez qu’on écrive autre chose que des satires ! Qui donc pourrait se résigner au spectacle des hontes romaines ? Quel coeur serait d’airain devant elles ? L’avocat Mathon apparaît dans sa litière neuve, il est à plein dedans ; derrière lui, voici le délateur d’un ami, homme considérable, tout prêt à avaler les restes d’une noblesse déjà presque dévorée. Ah, Massa le redoute, celui-là ; Carus le flatte de cadeaux, Latinus affolé lui envoie sa Thymélé. Le haut du pavé appartient à ceux qui gagnent des héritages avec leurs nuits, qui savent la meilleure route pour faire leur fortune, c’est-à-dire qui passent par la vulve d’une vieille richarde. Proculéien n’obtient qu’un petit douzième, mais Gillon dix fois plus ; ainsi chaque héritier reçoit une part proportionnée à son calibre ! Eh bien, qu’il touche le prix de son sang, au point d’en pâlir comme le malheureux qui met les pieds sur un serpent ou comme le rhéteur candidat au concours d’éloquence devant l’autel lyonnais...

45-80. Comment exprimer la colère dont mon foie se dessèche et brûle, quand la populace s’écrase pour laisser passer la foule de clients faisant cortège à un spoliateur qui a réduit sa pupille à se prostituer ou à cet autre condamné par un jugement tombé à l’eau ? Caisse sauvée, pas de déshonneur, n’est-ce pas ? Exilé, Marius dès la huitième heure se met à boire et semble jouir du courroux des dieux : c’est l’accusation victorieuse qui gémit, c’est toi, ô province. M’empêchera-t-on de penser que de tels sujets sont dignes des veilles d’un satirique ? ne pourrai-je dénoncer de pareils scandales ? Laisserai-je échapper si belle matière ? Voudrait-on des poèmes sur Héraclès ou sur Diomède, sur le Labyrinthe où mugit le Minotaure, sur Icare englouti par la mer à grand bruit, et sur le mécanicien volant, - alors que les cadeaux d’un amant, si la femme n’a pas de capacité légale, font les délices du mari, un mari habile à contempler les ombres du plafond ou bien à ronfler d’un nez vigilant sur la nappe ; alors que le commandement d’une cohorte est donné d’avance à un homme qui a dilapidé son patrimoine en folies pour les chevaux, à ce morveux d’Automédon qui parcourt la voie Flaminia au vol de son char, conduisant lui-même pour éblouir sa maîtresse qui est là avec son petit manteau d’homme ? N’aurais-je pas de la joie à couvrir de larges tablettes en pleine rue, quand je vois une litière portée par six épaules, largement ouverte, dans laquelle se prélasse comme un indolent Mécène le faussaire dont la fortune a été faite avec un bout de testament et un cachet humide ? Une importante Dame fait boire à son mari qui a soif un moelleux vin de Calès ; elle y a préalablement mêlé des gouttes de poison au crapaud, elle surpasse Locuste, elle enseigne à des parentes novices l’art de faire à leurs époux un bel enterrement. Qu’on ose un crime digne de l’exil à Gyara ou de la prison, si l’on veut être quelque chose ! La Probité reçoit des louanges, mais elle a froid. Ce sont les crimes que récompensent jardins, maisons de plaisance, tables, vieille argenterie, coupes ornées d’un bouc. Qui donc peut dormir, quand une bru s’abandonne à son beau-père par cupidité, quand des fiancées ont déjà fait la noce, quand des adultères sont encore enfants ? Le génie n’est plus indispensable, c’est l’indignation qui forge les vers, et ils sont ce qu’ils sont. Voyez les miens, voyez ceux de Cluviénus.

81-93. Toute l’activité de l’humanité depuis que Deucalion, sur la mer grossie du déluge, arriva en barque au sommet du Parnasse pour y consulter l’oracle, depuis que la vie a pénétré de son souffle les cailloux attendris et que Pyrrha a fait naître sous les regards mâles des vierges nues, tout ce que nous faisons sous l’empire du désir, de la peur, de la colère, de la volupté, de la joie et de l’ambition, tout cela fait le bazar de mon livre. Et quand y eut-il plus grande abondance de vices ? Quand la cupidité tendit-elle plus largement sa bourse ? Quand les esprits furent-ils davantage la proie du jeu ? Ce n’est plus avec quelques sacs qu’on va à la table de hasard, il faut apporter son coffre-fort. Quels beaux combats l’on peut voir, où c’est le caissier qui ravitaille en munitions ! ; Allons, n’est-il qu’un fou, celui qui perd cent mille sesterces et qui n’accorde pas une tunique à un esclave mourant de froid ?

94-131. Et lequel de nos aïeux construisit tant de villas ? Lequel avait sept services à ses repas ordinaires ? De nos jours, une maigre sportule attend sur le seuil une foule en toge qui va s’en saisir. Et je vous prie de croire que le patron inspecte les visages, il a peur qu’on se faufile sous un faux nom pour prendre la part d’un autre. Une fois reconnu, on emporte son panier. Le maître ordonne au crieur de faire l’appel même pour les purs descendants d’Enée, car ils sont là à assiéger la porte avec nous. - « Donne au préteur, ensuite au tribun. » Mais un affranchi tient la tête : - « Le premier, dit-il, c’est moi. Pourquoi avoir peur de défendre ma place ? J’ai beau être né sur les bords de l’Euphrate (les trous d’efféminé que j’ai aux oreilles me dénonceraient si je voulais nier) les cinq boutiques me procurent quatre cent mille sesterces. A quoi bon la pourpre des sénateurs ? puisqu’un Corvinus mène paître sur le territoire de Laurente des troupeaux affamés dont il n’a pas la propriété. Moi, je suis plus riche que Pallas et que les Licini. » Alors, les tribuns devront attendre ; la palme à la richesse ! que la magistrature sacrée cède le pas à cet individu arrivé hier dans notre ville avec ses pieds blancs de poussière ; car sainte entre toutes est la majesté de l’argent. Il n’habite cependant aucun temple encore, cet argent funeste, nous ne lui avons point élevé d’autels comme à la Paix, à la Fidélité, à la Victoire, à la Vertu et à la Concorde, dont la cigogne fait retentir les lambris quand, elle salue son nid. Mais si la sportule entre en compte dans le budget annuel des plus hauts magistrats, qu’adviendra-t-il des clients qui accourent cherche ainsi toge, souliers, pain, combustible ? C’est toute une foule de litières qui vient tirer de là les cent quarts d’as. Il y a le mari, il y a derrière lui son épouse malade ou enceinte. Voici un gaillard qui connaît son affaire, il a le talent de réclamer la part de sa femme absente ; il montre à la place la litière vide et close : « C’est ma chère Galla, explique-t-il ; faites vite. Vous hésitez ? Galla, sors ta tête ! oh ! vous n’allez pas la tourmenter, elle dort. » La journée est magnifiquement ordonnée : la sportule, puis le forum, Apollon le juriste, les statues des généraux triomphateurs, parmi lesquels ose avoir son inscription je ne sais quel Égyptien, un percepteur de là-bas, s’il vous plaît. Ah, contre cette effigie-là, permission de pisser, pour le moins !

132-146. Ils évacuent l’entrée, les vieux clients las ; ils abandonnent leur rêve, si longtemps que puisse durer l’espoir humain de dîner : les malheureux auront à faire l’emplette de choux et d’un peu de feu. Le plus beau gibier des forêts, les plus belles pièces de la mer, pendant ce temps, rassasieront leur maître qui, sur son lit désert, sera tout seul étendu : car devant tant de splendides et larges plateaux anciens, c’est à une table solitaire que de telles gens dévorent leur patrimoine. Ainsi, plus de parasites ! Mais quand n’y aura-t-il plus de ces ladreries du luxe ? Faut-il être vorace pour faire servir à sa table des sangliers entiers, ces bêtes créées pour les festins d’amitié ! Toi, mon ami, tu es sous le coup du châtiment quand, le ventre plein, tu quittes ton manteau et portes aux bains un paon mal digéré. Voilà la cause de morts subites, voilà comment les vieillards s’en vont sans testament, la nouvelle en circule sans tristesse à travers nos soupers, les amis du mort vont à l’enterrement et déclarent que ce fut bien fait.

147-171. Nos descendants n’auront vraiment aucun progrès à faire dans le mal ; ils agiront comme nous, rêveront comme nous : toute dépravation se trouve à son comble. Il faut tendre les voiles. Toutes voiles dehors ! On me dira peut-être : « As-tu le génie égal à la matière ? Penses-tu retrouver l’antique simplicité, qui mettait dans le poème toute la flamme du coeur ? » - « Mais, y a-t-il donc quelqu’un dont je n’ose dire le nom ? Qu’importe qu’un Mucius pardonne ou non à mes vers ? » - « Attaque-toi à un Tigellin ; on fera de toi une torche, tu seras comme ceux qui flambent et fument attachés debout au poteau, ton cadavre traîné dans l’arène y creusera un profond sillon. » - Et celui qui a donné de l’aconit à ses trois oncles continuerait à se faire véhiculer sur des coussins de plume, du haut desquels il nous méprise ? » - « Quand tu le rencontreras, mets un doigt sur tes lèvres : on serait un accusateur, rien qu’à dire ces mots : « C’est lui. » Nous n’avons rien à craindre en jetant l’un contre l’autre Enée et le terrible Rutule ; c’est un thème de tout repos que la mort d’Achille ou la recherche d’Hylas qui avait suivi son vase à puiser de l’eau. Mais chaque fois que l’ardent Lucilius, comme s’il avait tiré l’épée, gronde, quiconque l’a entendu rougit, sent son âme se glacer du froid de tous ses crimes, ses fautes cachées le faire suer d’angoisse. D’où les colères, d’où les larmes. Tourne et retourne ces choses dans ta tête avant de sonner le signal du combat : une fois le casque mis, impossible de reculer. » - « Je ferai donc l’expérience pour voir ce qu’il est permis d’écrire contre ceux-là dont les cendres dorment au bord de la voie Flaminia et de la voie Latine ! »

mercredi 13 janvier 2010

Juvénal, satire 11

1-20. Atticus, s'il fait bonne chère, passe pour grand seigneur, mais si c'est Rutilus, on dit qu'il est fou. De qui les gens rient-ils plus fort, en effet, que d'un Apicius sans argent ? Partout, aux bains, sur la place publique, au théâtre, on ne parle que de Rutilus. Car il est vigoureux, son corps est d'un jeune homme, il peut porter le casque, il a le sang chaud, et le voilà, dit-on, qui va, sans que le tribun l'y contraigne, mais non plus ne s'y oppose, signer un engagement qui le mettra sous la coupe d'un entraîneur du cirque. Que de Romains se font attendre aux portes d'un marché par les créanciers qu'ils envoyèrent souvent promener ! Ils ne vivent que pour bien manger. Celui qui a la meilleure table, c'est le plus obéré, il ne va pas tarder à se casser les reins, il entrevoit déjà la ruine. En attendant, ce genre d'hommes cherchent leur régal à travers tous les éléments, jamais une question de prix ne se met en travers de leurs fantaisies ; et même en vérité, plus elles leur coûtent et plus ils en jouissent. Ils n'ont d'ailleurs pas de peine à rassembler les sommes qu'ils jetteront par la fenêtre ; ils mettent leur vaisselle au Mont-de-piété ; ils brisent le buste de leur mère et en tirent quatre cents sesterces pour s'offrir un bon morceau dans un plat de terre ; ainsi s'acheminent-ils au pauvre ragoût des gladiateurs.
21-45. Qu'importe donc de savoir quelle est la situation de l'amateur ; car ce qui chez Rutilus est débauche prend chez Ventidius un nom flatteur et tire de sa renommée un prestige. J'ai mauvaise opinion de qui sait de combien l'Atlas dépasse les monts de Libye, mais ignore de combien une petite bourse diffère d'un coffre-fort. C'est le ciel qui a fait descendre chez les hommes le " Connais-toi toi-même " ; gravons-le dans nos esprits, méditons-le sans cesse, soit que nous songions au mariage, soit que nous briguions un siège de sénateur. Thersite n'a point réclamé la cuirasse d'Achille, sous laquelle Ulysse s'exposa à la risée. As-tu une cause difficile à plaider ? consulte-toi, interroge-toi. Demande-toi si tu es un orateur plein de force ou un simple discoureur, tel Curtius ou Mathon. Il faut connaître sa mesure et ne pas la perdre de vue, dans les grandes choses comme dans les petites, même s'il s'agit d'acheter un poisson et de façon à ne pas reluquer un mulet quand on n'a que le prix d'un goujon dans sa bourse. A qui laisse sa gourmandise croître en proportion inverse de ses ressources, quel sort est réservé pour quand son bien se trouvera tout entier dans un ventre capable d'engloutir revenus, argenterie, terres et troupeaux ? Ce qui attend de tels grands seigneurs après qu'ils seront ruinés, c'est de perdre jusqu'à leur anneau ; aussi Pollion a-t-il le doigt nu pour mendier. Ni la mort prématurée ni le trépas violent ne guettent les prodigues, mais c'est la vieillesse, plus à craindre que la mort.
46-55. Ils passent en général par plusieurs paliers que je vais dire. Ayant emprunté de l'argent dans Rome, ils le dépensent au nez du créancier ; quand il ne leur reste à peu près rien, le prêteur tremble pour sa créance : alors ils prennent la fuite et courent vers Baïes et ses huîtres. On n'éprouve pas plus de honte aujourd'hui à faire banqueroute qu'à quitter pour les Esquilles la bruyante Suburre. Ces exilés n'emportent qu'un regret, qu'une tristesse : avoir à vivre toute l'année sans les jeux du Cirque. Pas une goutte de sang ne perle à leur front. II reste peu de citoyens à vouloir retenir l'honneur, ce grotesque qui s'enfuit de Rome.
56-76. Tu vas voir aujourd'hui, Persicus, si mes beaux préceptes ne sont pas mis en pratique dans ma vie, mes moeurs, mes actions, si je vante les légumes tout en les méprisant chez moi, et si je demande tout haut à mon esclave de la bouillie tout en lui disant dans l'oreille : " Des gâteaux ". Tu m'as promis de venir dîner chez moi et je te recevrai comme Evandre ; tu viendras tel Hercule ou Enée, celui-ci moins grand que l'autre, mais comme lui d'une race qui touchait au ciel : tous deux s'élevèrent dans les astres, l'un par les eaux, l'autre par les flammes. Voici le menu : à aucun marché il n'emprunte son lustre. Des pâturages de Tibur viendra un gros chevreau, le plus tendre de tout le troupeau, qui n'a pas eu le temps de goûter l'herbe ni de mordre aux branches d'un jeune saule et qui a plus de lait que de sang ; ensuite, asperges des montagnes : la fermière a quitté ses fuseaux pour aller les couper ; puis de gros neufs tout chauds encore dans leur foin, avec les mères qui les ont pondus ; raisins conservés depuis des mois, aussi beaux encore qu'ils l'étaient sur le cep ; poires de Signia et de Syrie, mêlées dans les corbeilles à de fraîches pommes parfumées, rivales de celles de Picenum : tu pourras les manger sans crainte, les froids ont séché l'automne et elles n'ont plus d'âcreté.
77-182. Ce modeste repas eut jadis été une débauche pour nos sénateurs. Curius faisait cuire à son petit foyer des légumes qu'il avait cueillis lui-même ; aujourd'hui n'en voudrait pas le plus sale des esclaves à la chaîne, car il a encore au palais la saveur d'une vulve de truie dégustée dans une chaude taverne. Un dos de porc séché sur la claie faisait autrefois un plat de fête ; on y ajoutait, aux anniversaires, un morceau de lard pour la famille avec un peu de viande fraîche, s'il restait un morceau de la dernière victime immolée. Tel cousin invité, qui avait été trois fois consul, général, dictateur, arrivait avant l'heure, portant sur l'épaule la houe qui avait dompté le sol de la montagne. Quand on tremblait aux noms de Fabius, du neveu de Caton, des Scaurus et des Fabricius, quand les censeurs redoutaient leur sévérité réciproque, personne ne se faisait un souci de savoir quelle tortue naquit dans l'Océan pour venir régaler les descendants des Troyens sur leur lit superbe ; il n'y avait alors que des lits étroits et nus, au chevet de bronze orné d'une tête d'âne couronné autour de laquelle on voyait jouer de petits campagnards. Ainsi maison et mobilier avaient même simplicité que la table. Le soldat ignorant ne sachant rien des merveilles de l'art grec, s'il trouvait dans sa part du butin pris aux villes vaincues des coupes sorties de la main de grands artistes, les brisait pour parer son cheval ou pour dresser sur son casque la louve de Romulus s'apprivoisant en vue des destins de Rome, les deux jumeaux sous leur rocher et le dieu représenté nu, s'élançant avec le bouclier et la lance. II jetait tout cela aux yeux de l'adversaire qui succombait à ses coups. En ces temps, on servait des gâteaux de farine sur des plats toscans. Ce qu'on possédait d'argent était pour briller sur les armes : voilà tout ce qui pouvait donner prise à la jalousie. Les temples avaient alors l'accueil plus majestueux ; et une voix retentit en pleine nuit au coeur de Rome, quand les Gaulois, des bords de l'océan, se mirent en marche vers l'Italie : les dieux voulaient jouer le rôle de l'oracle. Ainsi nous avertit Jupiter, dans sa providence à l'égard des Latins, du temps que sa statue était d'argile et que l'on n'y avait pas mis sa corruption. A cette époque, nous fabriquions nos tables, et c'était avec le bois de nos arbres ; un vieux noyer y était employé, si l'Eurus l'avait renversé. Mais de nos jours, les riches n'ont plus aucun plaisir à manger, ne trouvent saveur ni à turbot ni à daim, ni parfum aux roses, si la vaste table ne fait pas reposer son disque sur un léopard en ivoire à la gueule béante, une de ces merveilles sculptées dans les défenses que nous envoient les gens des portes de Syène, les Maures agiles, l'Indien plus bronzé que le Maure et les chasseurs des forêts d'Arabie où la bête les dépose quand elles lui pèsent trop à la tête. Voilà ce qui aiguise l'appétit des riches, voilà ce qui les met en train. Avoir un pied de table en argent, c'est pour eux porter au doigt un anneau de fer. Loin de moi le convive orgueilleux qui compare ma maison à la sienne et méprise les fortunes modestes ! Il n'y a pas chez nous le moindre brin d'ivoire, même pas en dés ou en jetons : jusqu'à nos couteaux qui ont le manche en os ! Cependant ils ne donnent aucun mauvais goût aux viandes, et la poularde qu'ils découpent ne perd rien de sa saveur. Je n'ai pas de maître d'hôtel, prince de son art, élève du savant Tryphérus, chez qui l'on apprend à détailler d'un couteau émoussé des mets de choix, tétines de truie, lièvre, sanglier, antilope, oiseaux de Scythie, flamant, chèvre gétule ; et ce festin sylvestre révolutionne tout Suburre ! Détacher un filet de chevreuil ou une aile de poulet d'Afrique n'est pas dans les moyens de mon écuyer tranchant ; il est mal dégrossi et ne connaît que tranches de viande grillée. Un petit esclave habillé sans luxe, mais contre le froid, te présentera des coupes plébéiennes payées quelques as. Je n'ai ni Phrygien ni Lycien, ni serviteur acheté très cher au marchand d'esclaves. Quand tu voudras quelque chose, demande-le en latin. Tous mes gens sont pareils, avec leurs cheveux courts et droits, aujourd'hui peignés tout exprès en l'honneur de mes hôtes. L'un est le fils d'un rude berger, l'autre d'un bouvier ; il pense à sa mère qu'il n'a pas vue depuis longtemps, il est triste, il a la nostalgie de sa cabane et de ses chevreaux. Ce jeune esclave a la physionomie et le caractère brillants d'honnêteté : que ne lui ressemblent donc ceux que revêt l'éclat de la pourpre ! Il n'apporte pas aux bains une voix enrouée., des testicules de la grosseur du poing ; il n'a pas fait épiler ses aisselles et n'a pas à cacher avec confusion sous le vase d'huile un membre gonflé. Il te versera du vin récolté sur les montagnes d'où lui-même est venu et sur les pentes desquelles il a joué ; vin et serviteur ont la même patrie. Mais peut-être t'attends-tu à ce qu'un choeur vienne nous chanter des chansons libertines de Gadès et à voir des danseuses au milieu des applaudissements s'abattre à terre en jouant de la croupe : voilà ce que contemplent les jeunes épouses penchées sur leurs maris et qu'ils n'oseraient décrire devant elles : aiguillon aux sens languissants, fouet aux désirs des riches, plus vivement senti toutefois de l'autre sexe, qui vibre mieux ; la volupté bientôt, excitée par les oreilles et par les yeux, ne se confient plus. Ce ne sont pas là divertissements pour mon modeste intérieur. Je les laisse, ces claquements de castagnettes, ces airs que rougirait de chanter l'esclave nue du plus sordide mauvais lieu, ces cris obscènes, ces raffinements de jouissance, je les laisse à celui-là qui souille en vomissant des mosaïques de marbre ; toute licence à la richesse ! Le jeu et l'adultère ne sont honte que chez les petites gens ; que les riches s'y adonnent, et cela devient élégante distraction ! Nous aurons aujourd'hui à notre table des agréments tout autres. Tu y entendras des poèmes d'Homère et de Virgile, tous deux si sublimes qu'on ne sait lequel mérite la palme. Et qu'importe, pour de tels chefs-d'oeuvre, de quelle voix ils sont récités ?
183-208. Aujourd'hui donc, au large affaires et soucis ! donne-toi du bon temps, puisque tu t'es réservé une journée de loisir. Ne pense pas à tes placements ; et si ta femme se met à sortir dès le matin pour ne rentrer qu'à la nuit, tais-toi, refrène ta colère, même si tu lui vois la robe salie et froissée, les cheveux en désordre, des rougeurs au visage et aux oreilles. Laisse à la porte tout motif de chagrin, oublie ta maison, tes esclaves, ce qu'ils cassent, ce qu'ils gâchent, et avant tout l'ingratitude des amis. Et pendant ce temps commencent, au signal du drapeau, les jeux mégalésiens qui vont se dérouler pour les fêtes de la déesse de l'Ida ; le préteur est là, véritable triomphateur, mais que ruinent les chevaux ; et puissé-je ne pas blesser le peuple qui déborde l'enceinte du Cirque en disant que Rome aujourd'hui y est tout entière ; des clameurs me frappent l'oreille, j'en conclus à la victoire des verts : s'ils succombaient, on verrait la ville tomber dans une morne tristesse, tout comme le jour où les Consuls furent vaincus dans la poussière de Cannes. Que la jeunesse aille à ces spectacles ; il convient à cet âge de crier, de faire des paris téméraires, d'aimer s'asseoir à côté d'une jeune fille en toilette. Nous, quittons la toge et allons offrir notre vieille peau aux rayons du soleil printanier. Tu peux déjà sans ridicule te rendre aux bains, quoi qu'il y ait encore une bonne heure avant la sixième as. Mais on ne pourrait mener cette vie cinq jours de suite, elle nous briserait de fatigue ; et la rareté des plaisirs nous les fait meilleurs.