jeudi 4 novembre 2010
Notre mère disait: jouez, mais je défends
Qu'on marche dans les fleurs et qu'on monte aux échelles.
Abel était l'aîné, j'étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d'elles.
Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d'une armoire un livre inaccessible.
Nous grimpâmes un jour jusqu'à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous fimes pour l'avoir,
Mais je me souviens bien que c'était une Bible.
Ce vieux livre sentait une odeur d'encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire!
Nous l'ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et dès le premier mot il nous parut si doux
Qu'oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.
Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.
Tels des enfants, s'ils ont pris un oiseau des cieux,
S'appellent en riant et s'étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.
lundi 1 novembre 2010
11-24. Il s’agit aujourd’hui de fautes moins lourdes. Si le coupable était un autre que lui, on l’aurait traîné devant le Censeur des moeurs. Mais ce qui serait une honte chez des hommes de bien, Titius ou Séius, est chez Crispinus une jolie peccadille. Qu’y puis-je, si le personnage est pire que le pire des crimes ? Pour un mulet, il a déboursé six mille sesterces ; c’était un poisson de six livres, à en croire les gens qui savent enfler l’extraordinaire. Je l’approuverais, s’il avait voulu faire ce cadeau pour être inscrit en tête sur le testament d’un vieillard sans enfants, ou s’il avait fait porter la bête chez telle riche matrone qui se promène en litière fermée de vitres. Mais non, il a acheté le mulet pour lui-même. Que de folies il nous faut voir, que n’a jamais faites le pauvre, le frugal Apicius. Et c’est toi qui les fais, Crispinus, toi qui jadis t’habillais de ces vêtements de papyrus qu’on fabrique dans ton pays ?
samedi 30 octobre 2010
Le soleil s'étalait, radieux, dans les airs,
Et les bois, secouant la fraîcheur de leurs voûtes,
Semblaient, par les vallons, plus touffus et plus verts !
Je montai jusqu'au temple accroché sur l'abîme ;
Un bonze m'accueillit, un bonze aux yeux baissés.
Là, dans les profondeurs de la raison sublime,
J'ai rompu le lien de mes désirs passés.
Nos deux voix se taisaient, à tout rendre inhabiles ;
J'écoutais les oiseaux fuir dans l'immensité ;
Je regardais les fleurs, comme nous immobiles,
Et mon coeur comprenait la grande vérité !
jeudi 28 octobre 2010
Notre mère disait: jouez, mais je défends
Qu'on marche dans les fleurs et qu'on monte aux échelles.
Abel était l'aîné, j'étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d'elles.
Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d'une armoire un livre inaccessible.
Nous grimpâmes un jour jusqu'à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous fimes pour l'avoir,
Mais je me souviens bien que c'était une Bible.
Ce vieux livre sentait une odeur d'encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire!
Nous l'ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et dès le premier mot il nous parut si doux
Qu'oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.
Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.
Tels des enfants, s'ils ont pris un oiseau des cieux,
S'appellent en riant et s'étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.
dimanche 27 juin 2010
mardi 15 juin 2010
Satire 4 de Juvénal
SATIRE IV
1-10. Voici encore une fois Crispinus ; j’aurai à le faire souvent comparaître, ce monstre qui a tous les vices et pas une vertu, ce débile qui ne montre de vigueur que dans la débauche, cet adultère qui ne dédaigne que les veuves. Peu importe que ses portiques soient assez vastes pour y fatiguer ses chevaux, qu’il se fasse porter en litière à l’ombre d’épaisses forêts, qu’il ait acheté près du forum palais et jardins ! Aucun méchant n’est heureux ; à plus forte raison un suborneur qui est en même temps sacrilège, avec qui naguère couchait une Vestale qu’il exposa donc à être enterrée vivante.
11-24. Il s’agit aujourd’hui de fautes moins lourdes. Si le coupable était un autre que lui, on l’aurait traîné devant le Censeur des moeurs. Mais ce qui serait une honte chez des hommes de bien, Titius ou Séius, est chez Crispinus une jolie peccadille. Qu’y puis-je, si le personnage est pire que le pire des crimes ? Pour un mulet, il a déboursé six mille sesterces ; c’était un poisson de six livres, à en croire les gens qui savent enfler l’extraordinaire. Je l’approuverais, s’il avait voulu faire ce cadeau pour être inscrit en tête sur le testament d’un vieillard sans enfants, ou s’il avait fait porter la bête chez telle riche matrone qui se promène en litière fermée de vitres. Mais non, il a acheté le mulet pour lui-même. Que de folies il nous faut voir, que n’a jamais faites le pauvre, le frugal Apicius. Et c’est toi qui les fais, Crispinus, toi qui jadis t’habillais de ces vêtements de papyrus qu’on fabrique dans ton pays ?
25-36. A ce prix, des écailles ? Le pêcheur t’aurait peut-être coûté moins cher que le poisson ; la province ne met pas ses domaines plus haut, même l’Apulie qui en a de si vastes. Quels festins le maître pouvait-il donc engloutir, puisque tant de sesterces, petit plat expédié sur le bord d’une table modeste, ont fait roter le bouffon du Grand Palais, personnage revêtu de la pourpre, prince des chevaliers, lui qui autrefois parcourait la ville en criant du poisson à vendre, le poisson des rivières natales. Inspire-moi, Calliope... - oh, le public peut s’asseoir, je n’entonne pas la trompette épique, je raconte une histoire vraie. Je vous invoque, ô jeunes Muses. Et venez à mon aide, pour vous avoir appelées jeunes.
37-52. Au temps où l’univers expirant se déchirait sous le dernier des Flaviens, quand le Néron chauve faisait de Rome son esclave, il arriva qu’un prodigieux turbot de l’Adriatique, en vue du temple de Vénus qui domine la dorienne Ancône, vint combler le filet d’un pêcheur. La bête ainsi accrochée n’était pas moins énorme que celles qui se trouvent prises dans la glace du Palus Méotide, et qui, la glace fondue au soleil, abordent engourdies, engraissées de longues immobilités, aux rivages du Pont. Le maître de la barque et du filet destine le prodige au Pontife souverain. Qui oserait le vendre ou l’acheter, quand tant de délateurs surveillent les côtes ? Il y a partout des inspecteurs qui chercheraient noise au pauvre pêcheur ; ils affirmeraient que le poisson a été élevé dans les viviers de César, qu’il s’en est échappé et qu’il revient de droit à son premier possesseur.
53-71. Si nous écoutons Palfurius ou Armillatus, tout ce que l’Océan a de beau et de rare est bien impérial, en quelque parage que cela nage. On offrira donc ce poisson, pour qu’il ne soit pas perdu. Déjà le mortel automne faisait place aux frimas, déjà la fièvre quarte était l’espoir des malades, les tristes vents d’hiver soufflaient : c’était pour la récente prise une garantie. Cependant le pêcheur se hâte, comme s’il redoutait l’Auster. Il a déjà franchi les lacs, au bord desquels Albe conserve dans ses ruines le feu troyen et honore Vesta d’un culte que Rome fait plus pompeux. Il se heurte à une foule qui le retarde par son admiration. Enfin il a passage libre, les portes s’ouvrent en tournant sur leurs gonds faciles ; on laisse dehors les sénateurs, la Grèce contemplée entre, la voilà aux pieds du nouvel Atride. « Agrée, dit le pêcheur picentin, un morceau trop beau pour de simples citoyens. Consacre ce jour à ton Génie ; hâte-toi de faire place nette dans ton estomac pour le remplir de ce turbot réservé à ton siècle. De lui-même ; il a voulu se faire prendre ». Trouverait-on flatterie plus énorme ? Cependant l’empereur se rengorgeait ; il n’est rien que ne consente à croire d’elle-même, quand on la loue, une puissance égale aux dieux.
72-88. Ce qui manqua, ce fut un plat à la mesure du poisson. On convoqua les grands au Conseil du prince, ces grands qu’il détestait et dont le front était toujours pâle de cette auguste et terrible amitié. Le premier qui répond à l’appel du Liburnien — « Accourez, l’empereur siège déjà ! » — c’est Pégase endossant à la hâte son manteau de philosophe, ce Pégase qui fut naguère donné comme administrateur à la ville étonnée. Mais qu’étaient d’autre les préfets de ce temps ? On eut en lui d’ailleurs le meilleur et le plus intègre, quoiqu’il crût nécessaire, en ces jours cruels, de rogner toute énergie à la justice. Venait ensuite Crispus, aimable vieillard, toute douceur dans les moeurs, l’éloquence et le caractère. Au maître des mers, des terres et des nations, qui pouvait être de meilleur conseil, si le funeste fléau avait consenti à sacrifier la cruauté pour écouter des avis généreux ? Mais quoi de plus redoutable à irriter que l’oreille d’un tyran avec qui un ami, rien qu’en causant de la pluie, de l’été ou de l’orageux printemps, risquait la mort ?
89-98. Aussi Crispus ne songea-t-il jamais à résister au torrent ; aucun citoyen n’était capable alors de libérer son âme par la parole et de sacrifier sa vie à la vérité. Il lui fut ainsi possible de voir un grand nombre d’hivers et quatre-vingts solstices d’été ; si dangereuse que fût la cour, ces armes-là l’y garantirent. Acilius, vieillard du même âge, le suivait, avec un jeune homme, qu’attendait une cruelle mort bien imméritée, victime prématurée du glaive impérial ; mais depuis longtemps, dans la classe noble, c’est un prodige de pouvoir vieillir, et voilà pourquoi j’aimerais mieux être le dernier de la race des Géants.
99-118. En vain le malheureux triompha-t-il au corps à corps avec des ours numides qu’il affrontait tout nu dans l’arène d’Albe. Qui ne devinerait maintenant les ruses des patriciens ? Qui admirerait encore, ô Brutus, ton vieil artifice ? Trop facile de duper un roi barbu ! La mine n’était pas plus assurée, malgré la bassesse d’origine, chez le conseiller suivant, Rubrius. Celui-là porte le poids d’une ancienne faute qu’il faut taire, d’ailleurs plus impudent qu’un débauché qui écrirait des satires. Un ventre paraît, c’est Montanus, sa panse le retarde. Et voici ensuite Crispinus qui dès le matin dégoutte de plus de parfums qu’il n’en faudrait pour deux cadavres ; Pompéius, plus cruel que lui, habile à faire répandre le sang rien que d’un mot chuchoté ; Fuscus, qui réservait ses boyaux pour les vautours de Dacie, méditant ses plans de campagne dans une villa de marbre ; Veienton le prudent, avec Catulle, cet assassin qui brûlait d’amour pour une jeune fille inaccessible, monstre inouï même en notre siècle, adulateur aveugle, cruel et digne de mendier, comme un gardien de pont derrière les chars, sur la route d’Aricie, en jetant des baisers à ceux qui descendent la colline.
119-135. Personne plus que lui ne parut ébloui par le turbot ; car il dit des quantités de choses, mais se tournant à gauche quand le poisson était à droite. Il ne louait pas autrement les coups du gladiateur cilicien, la machinerie, les enfants enlevés jusqu’au Vélarium. Veienton ne lui cède pas la parole ; on dirait un fanatique délirant devenu ta proie, ô Bellone ; il vaticine : « Tu reçois là, prince, le présage splendide d’un grand et éclatant triomphe. C’est quelque roi que tu feras prisonnier ; ou bien Arviragus tombera de son char breton. La bête est étrangère ; tu vois les écailles dont son dos se hérisse ? » C’est tout juste s’il ne disait pas le pays du turbot et son âge. - « Ton avis ? On le coupe en morceaux ? » - « Épargnons-lui un tel affront, prononce Montanus, il faut faire faire un bassin profond qui puisse recevoir dans ses minces parois cette énorme masse. Il mérite l’art et la promptitude d’un Prométhée. Qu’on prépare l’argile et le tour au plus vite. Dès aujourd’hui, César, attache des potiers à ta cour ! »
136-143. La victoire resta à cet avis digne de qui le donnait, car Montanus avait connu le luxe des premiers Empereurs, les orgies de Néron prolongées jusqu’au milieu des nuits et ses moyens de renouveler l’appétit quand le Falerne embrasait sa poitrine. Personne en notre temps ne l’a égalé dans l’art du gourmet. Des huîtres étaient-elles de Circéies, des rochers du Lucrin ou des domaines de Rutupe ? Il le distinguait au premier mouvement de mâchoire et, d’un regard, il reconnaissait le parage d’un oursin.
144-149. Mais on se lève, la séance est close, ordre de se retirer est donné à ces grands que le maître suprême avait fait traîner, jusqu’à sa citadelle d’Albe, les frappant d’effroi, les bousculant comme s’il s’était agi de leur parler des Cattes et des farouches Sicambres, comme si de tous les points du monde fussent arrivées à tire d’aile de fâcheuses dépêches.
150-154. Plût aux dieux que de telles bagatelles eussent occupé le maître aux temps abominables où il frustrait Rome de belles vies illustres, impunément et sans qu’un vengeur se levât ! Un jour enfin il périt, ce fut quand il commença d’inspirer de la crainte aux savetiers. Voilà ce qui perdit l’homme souillé du sang des Vampires.
mercredi 3 février 2010
Troisième satire de Juvénal
1-20. Le départ de mon vieil ami me désole ; je ne l’en approuve pas moins d’aller se fixer à Cumes, cette ville déserte et d’offrir ainsi un concitoyen à la Sibylle. C’est à la porte de Baïes, dans l’exquise retraite d’une côte pleine de charme. Moi, je préfère même Prochyta à Suburre. Est-ce que le pire désert ne vaut pas mieux que les menaces d’incendie, les écroulements de maisons, les mille périls de cette ville terrible où il faut subir en pleine canicule des récitations poétiques ?
Un seul chariot suffit à charger le bagage de mon ami. Pendant l’opération, il s’avança jusqu’aux vieux arcs de la porte Capène, cette ruine. Là jadis Numa eut ses rendez-vous avec la nocturne amie ; aujourd’hui les bosquets de la source sacrée et le sanctuaire même sont loués, à qui ? A ces juifs qui ont pour tout mobilier leur corbeille et pour toute fortune leur foin (car nous n’avons plus un arbre qui n’ait à payer une taxe au Trésor : il mendie, ce bois dont les muses ont été exilées). Dans le Val d’Egérie nous sommes descendus, voici les grottes artificielles. Comme la divinité serait plus réellement présente, si un gazon verdoyant bordait l’eau et si des marbres ne mettaient leur tache sacrilège sur le tuf indigène !
21-40. C’est là qu’Umbricius s’ouvre à moi : « Puisque les métiers honnêtes ne peuvent plus vivre à Rome, dit-il, puisque l’on n’y est plus récompensé de sa peine, que le pauvre bien qu’on peut avoir est plus mince aujourd’hui qu’hier et se réduira encore demain, j’ai décidé de m’installer là où Dédale détacha ses ailes fatiguées. Je ne fais que grisonner, j’entre à peine dans ma verte vieillesse, il reste à Lachésis de quoi filer pour moi ; je tiens bien sur mes jambes et ne m’aide d’aucun bâton. Eh bien donc, quittons notre patrie. Laissons-y vivre Artorius et Catule ; abandonnons-la à ceux qui veulent nous faire prendre noir pour blanc, entrepreneurs sans vergogne qui soumissionnent pour les temples, les fleuves, les ports, le nettoyage des cloaques, les cadavres à porter au bûcher, la vente des esclaves aux enchères. Jadis ces gens-là jouaient du cor dans les fanfares d’arènes municipales, quelle ville n’a connu leurs joues gonflées ? Les voilà maintenant qui donnent des jeux et lorsque le peuple l’ordonne en renversant le pouce, c’est eux qui tuent, faisant ainsi leur cour à la populace. Après cela, ils afferment les latrines publiques. Et pourquoi pas ? Ils sont bien faits pour être tirés de leur abjection et élevés au faîte des honneurs par la Fortune lorsqu’elle veut rire.
41-57. « Que veux-tu que je fasse à Rome ? Je ne sais mentir. Un livre, s’il est mauvais, je ne puis le louer ni vouloir le lire ; les mouvements des astres me sont inconnus ; promettre à un fils la mort prochaine de son père, je ne le veux ni n’en suis capable ; le ventre des grenouilles n’a jamais subi mon examen. Porter à une femme mariée les billets de son amant, je laisse cette besogne à d’autres ; jamais je n’aiderai un voleur, et c’est pourquoi personne ne me demande un coup de main ; on me tient pour manchot, pour paralytique, bon à rien. Pour qui est-on aux petits soins ? Pour le complice dont le coeur bat et bout des secrets qu’il lui faut taire à perpétuité : on pense ne rien te devoir, tu n’as rien à attendre, si le secret est honnête ; pour être dans la manche de Verrès, aie le moyen de l’accuser à ton heure. Méprise donc tout l’or que le Tage ombragé roule dans ses sables vers la mer : il ne vaudrait pas qu’on perdît le sommeil. A quoi bon recevoir avec remords des récompenses qui t’échapperont un jour ? A quoi bon te faire craindre d’un protecteur puissant ?
58-80. « Il y a une engeance qui est la préférée de nos gens riches et que je fuis plus que toutes ; je vais te dire laquelle, tout de suite et sans réserves. Je ne puis supporter, ô Quirites, une ville devenue grecque. Grecque ? Quelle est en réalité la proportion d’Achéens dans cette lie ? Il y a longtemps que de Syrie l’Oronte est venu se jeter dans le Tibre ; c’est la langue et les moeurs de là-bas, c’est la harpe aux cordes obliques, ce sont les flûtes et les tambourins barbares que ce fleuve charrie dans ses eaux, sans oublier les filles condamnées à lever des hommes aux alentours du Cirque. Allez à elles, vous autres qui aimez la mitre bariolée dont s’affublent ces étrangères. Tes rustiques descendants, ô Quirinus, portent des chaussures légères, et se mettent au cou les insignes de la victoire athlétique. L’un arrive de la haute Sicyone, l’autre d’Amydon, celui-ci d’Andros, celui-là de Samos, un autre encore de Tralles ou d’Alabanda ; et tous marchent à l’assaut de l’Esquilin et de la colline qui tire son nom de l’Osier, pour être bientôt les maîtres des grandes familles. Esprit vif, audace effrénée, torrent de paroles qui étonnerait Isée. Dis-moi ce que c’est qu’un Grec ? Tout ce qu’on veut : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, danseur de cordes, médecin, magicien, que ne fera point un grec famélique ? Il montera au ciel, si tu le demandes. En somme, il n’était point Maure, ni Sarmate ni Thrace, celui qui s’attacha des ailes. Non, il était né au coeur d’Athènes.
81-103. « Je ne fuirais pas la pourpre de ces gens-là ? Quelqu’un signera avant moi sur les contrats, se verra mieux placé que moi à table, et ce sera ce drôle qui a débarqué à Rome avec ses prunes et ses figues ? N’est-ce donc plus rien que d’avoir empli du ciel de l’Aventin ses regards d’enfant, que d’avoir été nourri avec des olives de la Sabine ? Cette race-là possède à la perfection l’art de flatter, elle sait louer le style de l’illettré, la figure du disgracié. Un débile a le cou décharné, elle le compare à Hercule quand il étouffait Antée soulevé loin du sol ; elle admire une voix faible et plus aigre que celle du coq becquetant conjugalement sa poule. Nous saurions bien flatter comme eux, mais eux seuls se font croire. Un Grec a t-il son égal sur les planches quand il joue le rôle de Thaïs ou celui d’une matrone ou même celui de Doris toute nue ? On croirait voir la femme elle-même, non plus un acteur ; on dirait qu’il n’y a rien, que tout est plat au bas-ventre, on imagine l’étroit sillon... Et certes il ne s’agit pas de l’admiration que mérite un Antiochus, un Stratoclès, un Démétrius ou le tendre Hémus : non, c’est la nation qui est comédienne. On rit : ces gens s’esclaffent ; leur protecteur verse des larmes : ils pleurent sans le moindre chagrin ; fait-on faire un peu de feu par temps froid ? ils endossent un manteau ; mais si vous dites : « J’ai chaud », ils sont en sueur.
104-125. « Nous ne sommes pas de force. Il l’emporte forcément, celui qui est capable nuit et jour de composer son visage sur le visage d’autrui, d’envoyer baisers et compliments au patron qui a bien roté, qui a pissé droit, qui a fait résonner l’or de son vase de nuit. Et puis, rien ne leur est sacré, personne n’est à l’abri de leur rut, ni la mère de famille, ni la fille encore vierge, ni le fiancé imberbe ni le fils encore puceau. A leur défaut, ils culbutent la grand’mère du protecteur. Ils veulent savoir les secrets de la famille, beau moyen de se faire craindre. Et puisque nous sommes sur le chapitre des Grecs, écoute le forfait, non d’un élève de gymnase, mais d’un haut philosophe. C’était un Stoïcien ; il tua, par ses délations, Baréa, un ami, un disciple ; ce sinistre vieillard était né sur les rives qui virent tomber une plume d’une aile de Pégase. Un Romain n’a plus de place là où règne un Protogène, un Diphile, un Hermarque, qui jamais - c’est la règle de la race - ne partagent un protecteur : ils le veulent pour eux seuls. Que l’un d’eux ait fait tomber dans une oreille complaisante une goutte de ce venin qui porte la marque de leur pays, tout de suite je me vois mis à la porte, on a perdu tout souvenir de mes longs services ; nulle part plus aisément qu’à Rome ne se jette par-dessus bord un client.
126-136. Que peuvent valoir - ne nous flattons pas ! - les bons offices d’un indigent, même ses courses nocturnes de client ? Un préteur dépêche son licteur chez Albina, chez Modia, ces veuves sans enfants, qui ne dorment guère, pour les saluer avant son collègue. Un esclave de riche se fait escorter par un fils d’homme riche. Un autre achète d’une somme d’argent qui représente la solde d’un tribun de légion le droit de se pâmer une fois ou deux sur le sein de Calvina ou de Catiena, mais toi, si tu te sens du goût pour la figure d’une femme bien parée, tu restes planté là, n’osant faire descendre Chioné de sa haute litière.
137-159. « Produis devant la justice romaine un témoin aussi honorable que l’hôte choisi pour la déesse de l’Ida, ou un autre Numa, ou un héros pareil à celui qui arracha Minerve tremblante à son temple en flammes : « Est-il riche ? » sera la première question ; le souci de sa moralité viendra en dernier. « Combien d’esclaves nourrit-il ? « combien a-t-il d’arpents de terre ? Combien de plats et de quelle taille sert-on à sa table ? » Autant vous avez d’argent dans vos coffres, autant on vous accorde de confiance. Invoquer les autels de Samothrace et les nôtres, c’est faire croire que le pauvre diable brave la foudre et les dieux, et que ceux-ci ne daignent même pas se fâcher. On donne une occasion infaillible de s’esclaffer, avec un manteau sale et déchiré, une toge usagée, un soulier qui baille et laisse voir par-ci par-là le gros fil d’un ressemelage de fortune. Le pire martyre des pauvres, c’est qu’ils sont ridicules. « A la porte ! s’il te reste quelque pudeur. Ouste ! on n’a pas droit aux places des chevaliers, quand on n’atteint pas le sens légal. » Non, il faut les laisser aux garçons nés des marchands de femmes dans les bouges : c’est à ce rang qu’applaudit le fils du brillant crieur public, parmi la jeunesse dorée qui a pour pères des rétiaires et des maîtres d’escrime. Ainsi l’a voulu Othon le vaniteux, ainsi a-t-il réparti les places.
160-189. « Quel gendre s’est vu agréer avec moins d’argent et de trousseau que la jeune fille ? Quel pauvre a-t-on couché sur un testament ou choisi comme assesseur aux édiles ? Ah, les Quirites sans fortune auraient dû depuis longtemps émigrer en masse. Il n’est nulle part facile de percer, quand le mérite se trouve gêné par le manque de fortune, mais surtout à Rome ! Un misérable réduit, un régime d’esclave, le plus frugal repas, cela coûte déjà si cher ! S’il faut manger dans de la vaisselle de terre, on a honte ; on n’y ferait point attention, si l’on se trouvait transporté brusquement chez les Marses ou les Sabins. Là, une grosse pèlerine décolorée se porterait fort bien. Une bonne partie de l’Italie, avouons-le, ne met la toge que pour les funérailles. A ces théâtres de verdure où l’occasion d’une fête fait redonner une farce avec le masque blême et béant qui terrorise les marmots rustiques dans les bras de leurs mères, tous les spectateurs ont même mise, orchestre et peuple ; et les édiles eux-mêmes, hauts dignitaires, portent simplement la tunique blanche. Mais ici, on s’habille au-dessus de ses ressources, on dépasse les justes limites ; on va jusqu’à emprunter. Tel est le vice général ; chez tous, une pauvreté enflée de vanité. Mais je te retarde ? En un mot, à Rome, tout s’achète. Que donnes-tu pour saluer quelquefois Cossus ? pour avoir un regard de Veienton, qui ne desserre jamais les lèvres ? Mais que ces maîtres fassent couper la barbe ou les cheveux de leur esclave chéri : aussitôt la maison se remplit de gâteaux qu’il nous faut acheter. Prends-en et rentre ta mauvaise humeur. Clients, voilà comme nous sommes mis à contribution, il nous faut grossir les économies de ces beaux serviteurs.
190-202. « A-t-on jamais à craindre l’éboulement de sa maison dans la fraîche Préneste, à Volsinie, prise dans ses collines boisées, dans la simple Gabies, à Tibur qui s’étage ? Notre ville à nous repose en grande partie sur de fragiles étais : c’est la grande trouvaille des gérants ; ils font boucher une vieille crevasse et vous invitent à dormir tranquille, sous la menace d’une catastrophe. Vive la ville sans incendie, aux nuits calmes ! Déjà Ucalégon réclame de l’eau, déjà il déménage son petit mobilier ; déjà le troisième étage brûle : toi, tu l’ignores, car les étages inférieurs ont beau s’affoler, un locataire sera le dernier à rôtir, c’est celui qui n’a entre lui et la pluie que les tuiles où les tendres colombes viennent déposer leurs oeufs.
203-222. Codrus avait un lit trop petit pour sa Procula, six cruches sur son buffet, une amphore au-dessous et un Chiron couché sous le même marbre, enfin quelques livres grecs dans un vieux coffre, divins poèmes rongés des rats, ces rustres ! Bref, Codrus n’avait rien, il faut en convenir. Et cependant ce rien, le malheureux l’a tout perdu. Pour comble de malheur, à sa nudité et sa faim, personne ne donnera ni toit ni nourriture. Suppose, en revanche, que la belle demeure d’Asturicus s’écroule : la matrone se désespère, les magistrats prennent le deuil, le préteur renvoie les audiences. Ah, c’est alors que nous gémissons sur le sort de la ville et maudissons l’incendie. La maison brûle encore que déjà l’on accourt offrir des marbres pour la reconstruire. Quelqu’un donnera des statues, blanches nudités ; un autre, quelque oeuvre d’Euphranor ou de Polyclète ; celui-ci propose d’antiques bijoux ayant paré les déesses d’Asie, celui-là des livres, une bibliothèque avec une Minerve au milieu ou bien un boisseau d’argent. Persicus rentre dans ses biens et même fort au delà, Persiens, le plus riche des vieillards sans enfants : on finit par le soupçonner d’avoir mis lui-même le feu chez lui !
223-231. « Aie donc le courage de t’arracher aux jeux du cirque : la plus agréable maison t’attend à Sora, à Fabrateria, à Frusino, et pas plus chère à l’année que ton obscur réduit. Là tu aurais un petit jardin avec un puits commode, d’où tu tirerais l’eau à la main pour arroser tes jeunes plants. Va vivre là, aimant ta bêche, cultivant ton jardin, qui te fournirait de quoi régaler cent pythagoriciens ; il est bon, en quelque retraite qu’on vive, de posséder quelque chose, fut-ce une cabane à lapin.
232-238. « On meurt d’insomnie, ici ; on est malade de mauvaises digestions qui entretiennent des fermentations dans l’estomac. Où louer un appartement où l’on puisse fermer l’oeil ? Il faut une fortune pour dormir dans notre ville. Voilà ce qui nous tue. Le passage embarrassé des voitures dans les rues étroites, le désordre bruyant du troupeau qui n’avance pas, ôteraient le sommeil à Drusus lui-même ou à des veaux marins.
239-267. Quand une affaire appelle l’homme riche, la foule s’ouvre devant la grande litière liburnienne qui court au-dessus des têtes ; il y peut lire, écrire, dormir à son aise, puisqu’elle est fermée, et finalement il arrivera avant tout le monde. Nous, le flot des gens qui marchent par devant nous bouche la route, celui des gens qui suivent nous presse aux reins. Un passant me donne un coup de coude, un autre me heurte d’un ais ; celui-ci me met sa poutre dans la figure, celui-là son grand vase. La boue poisse mes jambes, un large soulier m’écrase les miens, un clou de soldat se plante dans un de mes doigts de pied. Vois-tu la cohue autour de la sportule ? Que de fumée ! Il y a là cent convives et chacun s’est fait suivre de sa batterie de cuisine. Corbulon n’arriverait pas à soulever tant d’énormes vases et tout l’attirail que porte sur sa tête un pauvre gamin d’esclave, le cou raide, avivant par sa course le feu du réchaud. Des tuniques se déchirent qui venaient d’être reprisées. Une longue poutre est en équilibre sur ce chariot qui vient, un pin se balance sur cet autre ; leur balancement menace la foule. Que l’essieu qui porte des marbres de Ligurie se brise et que cette montagne rocheuse verse : que restera-t-il des passants ? Qui retrouvera leurs membres, même leurs os ? Les cadavres des écrasés se volatilisent. A la maison, dans le calme, on lave les assiettes, on entretient le feu, on prépare les ustensiles de bain, les linges, l’huile ; tout le personnel besogne, tandis que déjà la victime assise au bord du Styx frissonne à la vue de l’infernal nocher sans espoir de monter dans la barque pour traverser les eaux fangeuses, puisqu’elle n’a pas dans sa bouche le denier du passage.
268-301. « Considère maintenant une autre masse de périls auxquels la nuit nous expose, vois à quelle hauteur s’élèvent les toits d’où une tuile vous tombe sur le crâne, songe à tous les vases fêlés et ébréchés qui dégringolent par les fenêtres : ils entament le pavé, le marquent d’une trace profonde. On aura raison de t’accuser de négligence si tu ne prévois pas les accidents et si tu vas dîner en ville sans avoir fait ton testament. Il y a autant de chances de mort dans les rues nocturnes que de fenêtres ouvertes et éclairées. Le seul voeu à faire, c’est qu’on se contente de vider sur ta tête de larges bassins. Mais un ivrogne agité, qui par hasard n’a encore rossé personne, en éprouve des remords, et passe une nuit aussi lugubre que le fils de Pélée pleurant son ami ; il se couche sur le nez, se retourne sur le dos. Non, pas moyen de trouver le sommeil : ou bien il lui faudra une bonne querelle. Or il a beau avoir l’effronterie de la jeunesse et du vin, il évite dans la rue quiconque a un manteau de pourpre, une escorte nombreuse, avec flambeaux et lampes qui lui conseillent de passer au large. Mais moi, qui ai l’habitude de rentrer chez moi à la lumière de la lune ou à la pauvre lueur d’une chandelle que j’économise, je ne lui en impose pas. Apprends comme s’engage la fâcheuse querelle, s’il y a querelle lorsque l’adversaire frappe tandis que j’encaisse. Le gaillard se plante devant moi et m’intime l’ordre de m’arrêter : il faut bien obéir ; quoi faire en effet, avec un furieux qui d’ailleurs est le plus fort ? - « D’où viens-tu ? » crie-t-il. « Chez qui t’es-tu farci de fèves et rempli de piquette ? Quel savetier t’a invité à partager ses poireaux et sa tête de mouton bouillie ? Tu ne réponds rien ? Parle, ou tu tâteras de mon pied. Où est ton bouge ? A quelle synagogue faut-il aller te chercher ? » Méditer une réponse ou se retirer sans mot dire, qu’importe ? Dans les deux cas, ce sont là gens à te frapper et par dessus le marché à t’appeler en justice. Une seule ressource reste au pauvre diable ; battu, meurtri de coups de poing il implore la faveur de partir avec quelques dents intactes.
302-314. Ce n’est pas tout encore. En fait de dangers, on risque de se voir dévalisé, dès l’heure où les maisons sont fermées et les boutiques muettes, volets clos, chaînes de sûreté mises aux portes. Ou bien un chenapan te surprend de son couteau. Pendant que nos gardes font la police dans les marais Pontins et dans les bois Gallinaires, les brigands accourent au pillage de Rome. Quelle forge, quelles enclumes ne fabriquent des chaînes pour eux ! C’est le principal emploi de notre fer ; c’est à craindre qu’on ne vienne à manquer de socs, de sarcloirs et de houes. Qu’ils furent heureux les trisaïeuls de nos bisaïeuls, en ces siècles où la Rome des tribuns comme celle des rois se contenta d’une seule prison !
315-322. « Je pourrais ajouter bien d’autres raisons encore à celles-là ; mais les mulets s’impatientent et le soleil baisse. Il faut partir. Il y a déjà un bon moment que le muletier agite sa badine pour me faire signe. Adieu donc, ne m’oublie pas et chaque fois que Rome te rendra à ton Aquinum pour t’y refaire, appelle-moi auprès de la Cérès Helvina et de Diane votre déesse. Je viendrai de Cumes, et tu auras un auditeur de plus pour tes satires, si tu m’en trouves digne. J’arriverai dans tes campagnes glacées avec mes bottes de soldat. »
mardi 19 janvier 2010
Deuxième satire de Juvénal
1-35. M’enfuir d’ici jusque par delà les Sarmates et l’Océan glacial, ah, que ne puis-je ! Chaque fois qu’ils osent parler de moeurs, ceux qui posent aux Curius et mènent la vie comme une bacchanale ! Ce sont des gens incultes tout d’abord, bien que chez eux le plâtre de Chrysippe frappe partout les yeux ; car la suprême élégance pour eux, c’est d’acheter un portrait d’Aristote ou de Pittacos, c’est de mettre sur leur bibliothèque un Cléanthe de première main. Ne jugez pas sur la mine. Quel quartier n’abonde en polissons à l’air grave ? Tu prétends châtier les pratiques honteuses, toi, alors que parmi les débauchés socratiques tu es l’égout le plus notoire ? Certes, la peau de tes membres qui pique, les soies rudes de tes bras promettent une âme inflexible ; mais de ton anus épilé, le médecin en riant tranche de grosses excroissances. Ces gens-là parlent peu, ils ont un goût prononcé pour le silence, avec les cheveux plus courts que les sourcils. Il y a encore plus de sincérité ingénue chez Péribomius ; c’est la faute des destins, si cet homme avoue son mal sur sa physionomie, dans son allure. Des hommes de cette sorte ont une franchise pitoyable, c’est leur passion même qui doit leur valoir indulgence : bien pires sont ceux qui vitupèrent contre de telles pratiques avec des mots d’Hercule et, tout en parlant de vertu, tortillent le derrière. «Tu ressembles à un chien remuant la queue, Sextus, et j’aurais pour toi de l’estime ?» dit l’infâme Varillus : «En quoi est-ce que je vaux moins que toi ?» Un cagneux peut encourir raillerie d’un bel homme, un Éthiopien d’un blanc ; mais qui supporterait d’entendre les Gracques déplorer une sédition ? Qui ne mettrait sens dessus dessous terre et ciel, mer et ciel, si un Verrès ne trouvait à son goût un voleur, Milon un meurtrier, si Clodius dénonçait les adultères, si Catilina accusait Céthégus, si les trois disciples de Sylla lui reprochaient sa table de proscriptions ? Tel fut naguère l’amant adultère, souillé d’un accouplement digne d’une tragédie, et qui remettait en vigueur de dures lois, terribles pour tous, pour Vénus et Mars eux-mêmes, cela dans le moment même où Julie nettoyait d’une foule d’avortons sa féconde matrice et se délivrait de foetus qui ressemblaient à son oncle . N’est-ce donc pas à bon droit que tous les hommes perdus de vices méprisent nos faux Scaurus et leur renvoient leurs censures comme on rend un coup de dents !
36-63. Elle n’a pu supporter, Laronia, d’entendre un de ces personnages, sombre, s’écrier tant de fois : «Où es-tu aujourd’hui, loi Julia, où dors-tu ?» Elle lui a répondu en souriant : «Heureux sont nos temps qui te font censeur des moeurs. Que Rome dès maintenant se résigne à la pudeur, car un troisième Caton lui est tombé du ciel. Mais cependant, dis-moi, où achètes-tu ce qui parfume ton cou velu ? N’aie pas honte de m’indiquer le patron de la boutique. Ah, si l’on agite lois et édits, il faut sortir avant toute autre la loi Scantinia : surveille d’abord les hommes, qui en font plus que nous ; mais eux, le nombre les défend, pareils aux phalanges où les boucliers se serrent les uns contre les autres. Concorde parfaite entre efféminés ! Aucun exemple aussi détestable dans notre sexe. Média ne caresse pas Cluvia, Flora ne caresse pas Catulla : tandis qu’Hispo se livre aux jeunes gens, il est pâle de l’un et de l’autre excès. Nous, est-ce que nous plaidons, est-ce que nous savons le droit civil, est-ce que nous faisons du bruit dans votre barreau ? Peu de femmes luttent, peu de femmes mangent les boulettes de viande des athlètes : vous, vous filez la laine, vous rapportez dans des corbeilles le travail achevé et mieux que Pénélope, mieux qu’Arachné, vous tournez le fuseau où s’enroule un mince fil : elle fait comme vous, la misérable prostituée à sa maison close. On sait bien pourquoi Hister a couché sur son testament un unique affranchi, ayant beaucoup donné de son vivant à sa jeune épouse. Elle sera riche pour avoir dormi en tiers dans un grand lit. Marie-toi et tais-toi ; les secrets gardés rapportent des pierres précieuses. Et c’est contre nous, après cela, qu’une rigoureuse sentence est prononcée ? La censure acquitte les corbeaux et condamne les colombes. »
64-81. Ils s’enfuirent éperdument devant cette explosion d’évidences, les faux Stoïciens. En effet, que répondre à Laronia ? Mais à quoi ne faut-il pas s’attendre lorsque tu t’habilles, Créticus, de trop fins tissus, et que sous ce vêtement qui fait l’ébahissement du peuple, tu pérores contre les Procula et les Pollita ? Puisque Fabulla est adultère, qu’on la condamne si tu veux, et Carfinia aussi : ces condamnées ne prendront pas une toge pareille à la tienne. «Mais Juillet brûle, je bous !» Mets-toi nu pour plaider, alors ! Ah ! il y aurait moins de honte à être fou. Je voudrais qu’ainsi vêtu tu aies eu à porter lois et édits devant le peuple victorieux et montrant ses blessures toutes fraîches, devant les montagnards venant de quitter leurs charrues. Ah, l’on t’entendrait protester, si tu voyais un juge dans cette tenue ! S’il te plaît, dis-moi, est-ce que ces tissus-là conviennent à un témoin ? Dur et intraitable professeur de liberté, ô Créticus, tu montres ton corps en transparence. Tu as pris le mal par contagion et l’épidémie s’étendra. Il en est ainsi dans la vie des champs : tout un troupeau meurt de gâle ou de teigne par la faute d’un seul porc et le raisin se corrompt à la vue du raisin.
82-142. Un jour, tu iras plus loin encore dans l’indécence ; personne n’est arrivé d’une fois à la perfection de la honte. Tu finiras par faire partie de la confrérie des gens qui s’enferment chez eux, s’enrubannent le front, se mettent des colliers au cou et font leur cour à la Bonne Déesse en lui offrant le ventre d’une jeune truie et un grand cratère ; mais ils renversent la tradition : défense formelle aux femmes d’entrer, les mâles seuls ont droit à l’autel de la déesse. «Au large ! profanes, s’écrient-ils, aucune joueuse de flûte ne vient ici faire gémir son instrument.» Tels furent les mystères orgiaques qu’avaient coutume de célébrer les Baptes d’Athènes et qui dégoûtaient jusqu’à Cotytto. Il y en a un qui, d’un fin pinceau, allonge son sourcil au noir de fumée, il y travaille en clignant des yeux qu’il lève au ciel. Un autre boit dans un verre en forme de priape, son énorme chevelure prise dans un résille d’or, habillé d’une étoffe d’azur brochée ou vert pâle unie, et c’est par la Junon du maître que jure son esclave. Un troisième tient un miroir, insigne d’Othon le débauché, «dépouille d’Actor l’Auruncien» dans lequel Othon se regardait en armes quand il donnait l’ordre de marche. Que les annales nouvelles et l’histoire de notre temps ne laissent pas échapper ce fait : un miroir dans les bagages d’une guerre civile ! Il est assurément d’un grand chef de tuer Galba et de se soigner la peau ; c’est l’énergie d’un grand citoyen qui guette dans les plaines de Bédriac la proie palatine et masse à la mie de pain son visage : ni la souveraine d’Assyrie, Sémiramis, armée de son carquois, ni Cléopâtre angoissée sur la galère d’Actium, n’en ont fait autant. Ici plus de pudeur dans les mots, aucun respect de l’autel ; ici toute licence comme aux mystères de Cybèle, toute liberté de parler à voix d’eunuque. C’est un vieillard fanatique qui tient le rôle du prêtre, rare et mémorable modèle d’ample gosier, avantageux à engager comme professeur. Qu’attendent donc ces gens-là pour livrer au couteau, selon le mode phrygien, un appendice devenu inutile ? Gracchus a donné quatre cent mille sesterces de dot à un joueur de cor ; ou bien l’artiste ne jouait-il pas plutôt d’un instrument droit ? L’acte signé, le «Tous nos voeux» prononcé, la noce, — c’est une belle noce, — se met à table, l’époux tient la nouvelle mariée sur ses genoux. O grands ! Est-ce du censeur que nous avons besoin ou bien de l’haruspice ? Je me demande si l’on ne trouverait pas le spectacle plus horrible, le prodige plus étonnant, au cas où l’on verrait une femme accoucher d’un veau, une vache d’un agneau ? Des garnitures en or, de longues robes, le voile rouge du mariage, voilà ce dont s’affuble un homme qui a sué sous le poids des boucliers sacrés à la courroie mystérieuse. O protecteur de la ville, comment les pâtres du Latium sont-ils devenus de tels sacrilèges ? Comment, Gradivus, pareil prurit s’est-il emparé de tes petits-fils ? II se livre à un homme, cet homme de haute naissance, cet homme riche, et tu n’agites pas ton casque, tu n’ébranles pas la terre de ta lance, tu ne te plains pas à ton père ? Alors va-t’en, rends-nous le Champ - austère qui ne t’intéresse plus. - «J’ai des devoirs à rendre demain, dès le soleil levant, dans le vallon de Quirinus.» - «Quels devoirs ?» - «Tu poses la question ? Un de mes amis se marie et n’invite que quelques privilégiés.» Vivons quelque temps encore et voilà ce que nous verrons, voilà ce qui se fera publiquement, ce qu’on voudra coucher sur des actes officiels. Pour le moment, un tourment accable de tels mariés : ils ne peuvent enfanter et, par là, retenir leurs maris. Mais quoi ! la nature ne modèle pas les corps sur ces âmes nouvelles : nos «mariées» meurent stériles, elles n’ont rien à espérer de Lydé la grosse mère, armée de sa boîte à médicaments, elles offriraient vainement la paume des mains à l’agile luperque. En bien, ces horreurs ont été dépassées.
143-148. Gracchus en tunique, le trident à la main, Gracchus en gladiateur a rempli l’arène de sa fuite, lui plus noble que les Capitolins et que les Marcellus, que les descendants de Catule et de Paul, que les Fabius, que tous les spectateurs du balcon, que l’homme même qui donnait les jeux lors de cette séance où Gracchus fît le rétiaire.
149-170. Existe-t-il des mânes, un royaume souterrain, une gaffe de nautonier, un Styx avec des grenouilles noires dans son gouffre, et une barque unique pour faire passer le fleuve à des milliers d’ombres ? Même les enfants ne le croient plus, sauf ceux qui n’ont pas encore l’âge de payer aux bains. Mais admettons qu’il le faille croire : que peuvent penser Curius et les deux Scipions, Fabricius et les mânes de Camille, la légion de Crémère, la jeunesse décimée à Cannes et les âmes de tant de guerres, chaque fois qu’une ombre de ce milieu vient à eux ? Ils voudraient faire une purification, s’ils trouvaient du soufre et des torches avec du laurier humide. Là, nous sommes, pauvres types, l’objet du mépris. Oui, je sais bien, nous avons porté nos armes au delà des rivages de l’Érin et des Orcades que nous venons de prendre, au-delà de ces Bretons qui se contentent de la plus courte nuit. Mais ce qui se fait maintenant dans la ville du peuple victorieux, nos vaincus, eux, ne le font pas. Il n’y a qu’un Arménien, l’unique Zalacès, le plus efféminé de tous les éphèbes, à s’être livré, dit-on, aux feux d’un tribun. Ah, les fructueux échanges ! Nous recevons des otages, nous en faisons des hommes. Car si ces garçons jouissent d’un séjour assez long dans Rome, il arrivera qu’il n’y ait plus assez d’amants pour eux. Ils enverront promener braies, poignards, le frein et le fouet. Et voilà comment on rapporte à Artaxata les moeurs d’adolescents corrompus.
jeudi 14 janvier 2010
Juvénal, satire 1
Voici la première satire de Juvénal
1-44. Toujours je ne serai donc qu’auditeur ? Ne prendrai-je jamais une revanche, moi qu’un Cordus enroué a exaspéré tant de fois avec sa Théséide ? Est-ce impunément qu’un de ces maudits lecteurs de séances publiques m’aura récité ses comédies, l’autre ses élégies ? impunément aussi que ma journée se sera volatilisée dans un Oreste qui occupe à plein le volume, recto et verso ? ; et qui n’est pas encore fini ? Personne ne connaît mieux sa demeure dans les coins que je ne connais le bois sacré de Mars et l’antre de Vulcain, voisin des rochers d’Eole. Les vents qui soufflent, les ombres qu’Éaque martyrise, la contrée d’où cet autre emporta une toison d’or volée, les ormes gigantesques que lançait Monychus, voilà ce que racontent à grands éclats de voix les platanes de Fronton, ses marbres et ses colonnes qu’un sempiternel lecteur ébranle et fait se lézarder. Grand poète ou poétaillon, l’effet est le même, toujours. Et nous aussi, ma foi, nous avons connu la férule, nous aussi dans notre apprentissage d’orateur, nous avons conseillé à Sylla de redevenir simple citoyen pour dormir d’un sommeil profond. Il serait sottement clément, puisqu’on se heurte partout à tant de poètes, d’épargner un papier qui trouverait toujours à se souiller. On me demandera toutefois pourquoi j’ai choisi la carrière où déjà l’illustre fils d’Aurunca a lancé ses chevaux. Eh bien, si vous avez du temps et le goût de m’écouter, voici mes raisons. Comment ! Un mol eunuque prend femme ; Mevia va transpercer un sanglier toscan, elle porte l’épieu, elle a les seins à l’air ; un homme écrase de sa richesse les sénateurs, c’est lui qui me faisait jadis la barbe, au temps de ma jeunesse ; un produit de la racaille du Nil, un esclave de Canope, un Crispinus, se débarrassant de son manteau de pourpre tyrienne, fait montre de bagues d’été à ses doigts en sueur, incapable de supporter des anneaux plus lourds, et vous voudriez qu’on écrive autre chose que des satires ! Qui donc pourrait se résigner au spectacle des hontes romaines ? Quel coeur serait d’airain devant elles ? L’avocat Mathon apparaît dans sa litière neuve, il est à plein dedans ; derrière lui, voici le délateur d’un ami, homme considérable, tout prêt à avaler les restes d’une noblesse déjà presque dévorée. Ah, Massa le redoute, celui-là ; Carus le flatte de cadeaux, Latinus affolé lui envoie sa Thymélé. Le haut du pavé appartient à ceux qui gagnent des héritages avec leurs nuits, qui savent la meilleure route pour faire leur fortune, c’est-à-dire qui passent par la vulve d’une vieille richarde. Proculéien n’obtient qu’un petit douzième, mais Gillon dix fois plus ; ainsi chaque héritier reçoit une part proportionnée à son calibre ! Eh bien, qu’il touche le prix de son sang, au point d’en pâlir comme le malheureux qui met les pieds sur un serpent ou comme le rhéteur candidat au concours d’éloquence devant l’autel lyonnais...
45-80. Comment exprimer la colère dont mon foie se dessèche et brûle, quand la populace s’écrase pour laisser passer la foule de clients faisant cortège à un spoliateur qui a réduit sa pupille à se prostituer ou à cet autre condamné par un jugement tombé à l’eau ? Caisse sauvée, pas de déshonneur, n’est-ce pas ? Exilé, Marius dès la huitième heure se met à boire et semble jouir du courroux des dieux : c’est l’accusation victorieuse qui gémit, c’est toi, ô province. M’empêchera-t-on de penser que de tels sujets sont dignes des veilles d’un satirique ? ne pourrai-je dénoncer de pareils scandales ? Laisserai-je échapper si belle matière ? Voudrait-on des poèmes sur Héraclès ou sur Diomède, sur le Labyrinthe où mugit le Minotaure, sur Icare englouti par la mer à grand bruit, et sur le mécanicien volant, - alors que les cadeaux d’un amant, si la femme n’a pas de capacité légale, font les délices du mari, un mari habile à contempler les ombres du plafond ou bien à ronfler d’un nez vigilant sur la nappe ; alors que le commandement d’une cohorte est donné d’avance à un homme qui a dilapidé son patrimoine en folies pour les chevaux, à ce morveux d’Automédon qui parcourt la voie Flaminia au vol de son char, conduisant lui-même pour éblouir sa maîtresse qui est là avec son petit manteau d’homme ? N’aurais-je pas de la joie à couvrir de larges tablettes en pleine rue, quand je vois une litière portée par six épaules, largement ouverte, dans laquelle se prélasse comme un indolent Mécène le faussaire dont la fortune a été faite avec un bout de testament et un cachet humide ? Une importante Dame fait boire à son mari qui a soif un moelleux vin de Calès ; elle y a préalablement mêlé des gouttes de poison au crapaud, elle surpasse Locuste, elle enseigne à des parentes novices l’art de faire à leurs époux un bel enterrement. Qu’on ose un crime digne de l’exil à Gyara ou de la prison, si l’on veut être quelque chose ! La Probité reçoit des louanges, mais elle a froid. Ce sont les crimes que récompensent jardins, maisons de plaisance, tables, vieille argenterie, coupes ornées d’un bouc. Qui donc peut dormir, quand une bru s’abandonne à son beau-père par cupidité, quand des fiancées ont déjà fait la noce, quand des adultères sont encore enfants ? Le génie n’est plus indispensable, c’est l’indignation qui forge les vers, et ils sont ce qu’ils sont. Voyez les miens, voyez ceux de Cluviénus.
81-93. Toute l’activité de l’humanité depuis que Deucalion, sur la mer grossie du déluge, arriva en barque au sommet du Parnasse pour y consulter l’oracle, depuis que la vie a pénétré de son souffle les cailloux attendris et que Pyrrha a fait naître sous les regards mâles des vierges nues, tout ce que nous faisons sous l’empire du désir, de la peur, de la colère, de la volupté, de la joie et de l’ambition, tout cela fait le bazar de mon livre. Et quand y eut-il plus grande abondance de vices ? Quand la cupidité tendit-elle plus largement sa bourse ? Quand les esprits furent-ils davantage la proie du jeu ? Ce n’est plus avec quelques sacs qu’on va à la table de hasard, il faut apporter son coffre-fort. Quels beaux combats l’on peut voir, où c’est le caissier qui ravitaille en munitions ! ; Allons, n’est-il qu’un fou, celui qui perd cent mille sesterces et qui n’accorde pas une tunique à un esclave mourant de froid ?
94-131. Et lequel de nos aïeux construisit tant de villas ? Lequel avait sept services à ses repas ordinaires ? De nos jours, une maigre sportule attend sur le seuil une foule en toge qui va s’en saisir. Et je vous prie de croire que le patron inspecte les visages, il a peur qu’on se faufile sous un faux nom pour prendre la part d’un autre. Une fois reconnu, on emporte son panier. Le maître ordonne au crieur de faire l’appel même pour les purs descendants d’Enée, car ils sont là à assiéger la porte avec nous. - « Donne au préteur, ensuite au tribun. » Mais un affranchi tient la tête : - « Le premier, dit-il, c’est moi. Pourquoi avoir peur de défendre ma place ? J’ai beau être né sur les bords de l’Euphrate (les trous d’efféminé que j’ai aux oreilles me dénonceraient si je voulais nier) les cinq boutiques me procurent quatre cent mille sesterces. A quoi bon la pourpre des sénateurs ? puisqu’un Corvinus mène paître sur le territoire de Laurente des troupeaux affamés dont il n’a pas la propriété. Moi, je suis plus riche que Pallas et que les Licini. » Alors, les tribuns devront attendre ; la palme à la richesse ! que la magistrature sacrée cède le pas à cet individu arrivé hier dans notre ville avec ses pieds blancs de poussière ; car sainte entre toutes est la majesté de l’argent. Il n’habite cependant aucun temple encore, cet argent funeste, nous ne lui avons point élevé d’autels comme à la Paix, à la Fidélité, à la Victoire, à la Vertu et à la Concorde, dont la cigogne fait retentir les lambris quand, elle salue son nid. Mais si la sportule entre en compte dans le budget annuel des plus hauts magistrats, qu’adviendra-t-il des clients qui accourent cherche ainsi toge, souliers, pain, combustible ? C’est toute une foule de litières qui vient tirer de là les cent quarts d’as. Il y a le mari, il y a derrière lui son épouse malade ou enceinte. Voici un gaillard qui connaît son affaire, il a le talent de réclamer la part de sa femme absente ; il montre à la place la litière vide et close : « C’est ma chère Galla, explique-t-il ; faites vite. Vous hésitez ? Galla, sors ta tête ! oh ! vous n’allez pas la tourmenter, elle dort. » La journée est magnifiquement ordonnée : la sportule, puis le forum, Apollon le juriste, les statues des généraux triomphateurs, parmi lesquels ose avoir son inscription je ne sais quel Égyptien, un percepteur de là-bas, s’il vous plaît. Ah, contre cette effigie-là, permission de pisser, pour le moins !
132-146. Ils évacuent l’entrée, les vieux clients las ; ils abandonnent leur rêve, si longtemps que puisse durer l’espoir humain de dîner : les malheureux auront à faire l’emplette de choux et d’un peu de feu. Le plus beau gibier des forêts, les plus belles pièces de la mer, pendant ce temps, rassasieront leur maître qui, sur son lit désert, sera tout seul étendu : car devant tant de splendides et larges plateaux anciens, c’est à une table solitaire que de telles gens dévorent leur patrimoine. Ainsi, plus de parasites ! Mais quand n’y aura-t-il plus de ces ladreries du luxe ? Faut-il être vorace pour faire servir à sa table des sangliers entiers, ces bêtes créées pour les festins d’amitié ! Toi, mon ami, tu es sous le coup du châtiment quand, le ventre plein, tu quittes ton manteau et portes aux bains un paon mal digéré. Voilà la cause de morts subites, voilà comment les vieillards s’en vont sans testament, la nouvelle en circule sans tristesse à travers nos soupers, les amis du mort vont à l’enterrement et déclarent que ce fut bien fait.
147-171. Nos descendants n’auront vraiment aucun progrès à faire dans le mal ; ils agiront comme nous, rêveront comme nous : toute dépravation se trouve à son comble. Il faut tendre les voiles. Toutes voiles dehors ! On me dira peut-être : « As-tu le génie égal à la matière ? Penses-tu retrouver l’antique simplicité, qui mettait dans le poème toute la flamme du coeur ? » - « Mais, y a-t-il donc quelqu’un dont je n’ose dire le nom ? Qu’importe qu’un Mucius pardonne ou non à mes vers ? » - « Attaque-toi à un Tigellin ; on fera de toi une torche, tu seras comme ceux qui flambent et fument attachés debout au poteau, ton cadavre traîné dans l’arène y creusera un profond sillon. » - Et celui qui a donné de l’aconit à ses trois oncles continuerait à se faire véhiculer sur des coussins de plume, du haut desquels il nous méprise ? » - « Quand tu le rencontreras, mets un doigt sur tes lèvres : on serait un accusateur, rien qu’à dire ces mots : « C’est lui. » Nous n’avons rien à craindre en jetant l’un contre l’autre Enée et le terrible Rutule ; c’est un thème de tout repos que la mort d’Achille ou la recherche d’Hylas qui avait suivi son vase à puiser de l’eau. Mais chaque fois que l’ardent Lucilius, comme s’il avait tiré l’épée, gronde, quiconque l’a entendu rougit, sent son âme se glacer du froid de tous ses crimes, ses fautes cachées le faire suer d’angoisse. D’où les colères, d’où les larmes. Tourne et retourne ces choses dans ta tête avant de sonner le signal du combat : une fois le casque mis, impossible de reculer. » - « Je ferai donc l’expérience pour voir ce qu’il est permis d’écrire contre ceux-là dont les cendres dorment au bord de la voie Flaminia et de la voie Latine ! »
mercredi 13 janvier 2010
Juvénal, satire 11
21-45. Qu'importe donc de savoir quelle est la situation de l'amateur ; car ce qui chez Rutilus est débauche prend chez Ventidius un nom flatteur et tire de sa renommée un prestige. J'ai mauvaise opinion de qui sait de combien l'Atlas dépasse les monts de Libye, mais ignore de combien une petite bourse diffère d'un coffre-fort. C'est le ciel qui a fait descendre chez les hommes le " Connais-toi toi-même " ; gravons-le dans nos esprits, méditons-le sans cesse, soit que nous songions au mariage, soit que nous briguions un siège de sénateur. Thersite n'a point réclamé la cuirasse d'Achille, sous laquelle Ulysse s'exposa à la risée. As-tu une cause difficile à plaider ? consulte-toi, interroge-toi. Demande-toi si tu es un orateur plein de force ou un simple discoureur, tel Curtius ou Mathon. Il faut connaître sa mesure et ne pas la perdre de vue, dans les grandes choses comme dans les petites, même s'il s'agit d'acheter un poisson et de façon à ne pas reluquer un mulet quand on n'a que le prix d'un goujon dans sa bourse. A qui laisse sa gourmandise croître en proportion inverse de ses ressources, quel sort est réservé pour quand son bien se trouvera tout entier dans un ventre capable d'engloutir revenus, argenterie, terres et troupeaux ? Ce qui attend de tels grands seigneurs après qu'ils seront ruinés, c'est de perdre jusqu'à leur anneau ; aussi Pollion a-t-il le doigt nu pour mendier. Ni la mort prématurée ni le trépas violent ne guettent les prodigues, mais c'est la vieillesse, plus à craindre que la mort.
46-55. Ils passent en général par plusieurs paliers que je vais dire. Ayant emprunté de l'argent dans Rome, ils le dépensent au nez du créancier ; quand il ne leur reste à peu près rien, le prêteur tremble pour sa créance : alors ils prennent la fuite et courent vers Baïes et ses huîtres. On n'éprouve pas plus de honte aujourd'hui à faire banqueroute qu'à quitter pour les Esquilles la bruyante Suburre. Ces exilés n'emportent qu'un regret, qu'une tristesse : avoir à vivre toute l'année sans les jeux du Cirque. Pas une goutte de sang ne perle à leur front. II reste peu de citoyens à vouloir retenir l'honneur, ce grotesque qui s'enfuit de Rome.
56-76. Tu vas voir aujourd'hui, Persicus, si mes beaux préceptes ne sont pas mis en pratique dans ma vie, mes moeurs, mes actions, si je vante les légumes tout en les méprisant chez moi, et si je demande tout haut à mon esclave de la bouillie tout en lui disant dans l'oreille : " Des gâteaux ". Tu m'as promis de venir dîner chez moi et je te recevrai comme Evandre ; tu viendras tel Hercule ou Enée, celui-ci moins grand que l'autre, mais comme lui d'une race qui touchait au ciel : tous deux s'élevèrent dans les astres, l'un par les eaux, l'autre par les flammes. Voici le menu : à aucun marché il n'emprunte son lustre. Des pâturages de Tibur viendra un gros chevreau, le plus tendre de tout le troupeau, qui n'a pas eu le temps de goûter l'herbe ni de mordre aux branches d'un jeune saule et qui a plus de lait que de sang ; ensuite, asperges des montagnes : la fermière a quitté ses fuseaux pour aller les couper ; puis de gros neufs tout chauds encore dans leur foin, avec les mères qui les ont pondus ; raisins conservés depuis des mois, aussi beaux encore qu'ils l'étaient sur le cep ; poires de Signia et de Syrie, mêlées dans les corbeilles à de fraîches pommes parfumées, rivales de celles de Picenum : tu pourras les manger sans crainte, les froids ont séché l'automne et elles n'ont plus d'âcreté.
77-182. Ce modeste repas eut jadis été une débauche pour nos sénateurs. Curius faisait cuire à son petit foyer des légumes qu'il avait cueillis lui-même ; aujourd'hui n'en voudrait pas le plus sale des esclaves à la chaîne, car il a encore au palais la saveur d'une vulve de truie dégustée dans une chaude taverne. Un dos de porc séché sur la claie faisait autrefois un plat de fête ; on y ajoutait, aux anniversaires, un morceau de lard pour la famille avec un peu de viande fraîche, s'il restait un morceau de la dernière victime immolée. Tel cousin invité, qui avait été trois fois consul, général, dictateur, arrivait avant l'heure, portant sur l'épaule la houe qui avait dompté le sol de la montagne. Quand on tremblait aux noms de Fabius, du neveu de Caton, des Scaurus et des Fabricius, quand les censeurs redoutaient leur sévérité réciproque, personne ne se faisait un souci de savoir quelle tortue naquit dans l'Océan pour venir régaler les descendants des Troyens sur leur lit superbe ; il n'y avait alors que des lits étroits et nus, au chevet de bronze orné d'une tête d'âne couronné autour de laquelle on voyait jouer de petits campagnards. Ainsi maison et mobilier avaient même simplicité que la table. Le soldat ignorant ne sachant rien des merveilles de l'art grec, s'il trouvait dans sa part du butin pris aux villes vaincues des coupes sorties de la main de grands artistes, les brisait pour parer son cheval ou pour dresser sur son casque la louve de Romulus s'apprivoisant en vue des destins de Rome, les deux jumeaux sous leur rocher et le dieu représenté nu, s'élançant avec le bouclier et la lance. II jetait tout cela aux yeux de l'adversaire qui succombait à ses coups. En ces temps, on servait des gâteaux de farine sur des plats toscans. Ce qu'on possédait d'argent était pour briller sur les armes : voilà tout ce qui pouvait donner prise à la jalousie. Les temples avaient alors l'accueil plus majestueux ; et une voix retentit en pleine nuit au coeur de Rome, quand les Gaulois, des bords de l'océan, se mirent en marche vers l'Italie : les dieux voulaient jouer le rôle de l'oracle. Ainsi nous avertit Jupiter, dans sa providence à l'égard des Latins, du temps que sa statue était d'argile et que l'on n'y avait pas mis sa corruption. A cette époque, nous fabriquions nos tables, et c'était avec le bois de nos arbres ; un vieux noyer y était employé, si l'Eurus l'avait renversé. Mais de nos jours, les riches n'ont plus aucun plaisir à manger, ne trouvent saveur ni à turbot ni à daim, ni parfum aux roses, si la vaste table ne fait pas reposer son disque sur un léopard en ivoire à la gueule béante, une de ces merveilles sculptées dans les défenses que nous envoient les gens des portes de Syène, les Maures agiles, l'Indien plus bronzé que le Maure et les chasseurs des forêts d'Arabie où la bête les dépose quand elles lui pèsent trop à la tête. Voilà ce qui aiguise l'appétit des riches, voilà ce qui les met en train. Avoir un pied de table en argent, c'est pour eux porter au doigt un anneau de fer. Loin de moi le convive orgueilleux qui compare ma maison à la sienne et méprise les fortunes modestes ! Il n'y a pas chez nous le moindre brin d'ivoire, même pas en dés ou en jetons : jusqu'à nos couteaux qui ont le manche en os ! Cependant ils ne donnent aucun mauvais goût aux viandes, et la poularde qu'ils découpent ne perd rien de sa saveur. Je n'ai pas de maître d'hôtel, prince de son art, élève du savant Tryphérus, chez qui l'on apprend à détailler d'un couteau émoussé des mets de choix, tétines de truie, lièvre, sanglier, antilope, oiseaux de Scythie, flamant, chèvre gétule ; et ce festin sylvestre révolutionne tout Suburre ! Détacher un filet de chevreuil ou une aile de poulet d'Afrique n'est pas dans les moyens de mon écuyer tranchant ; il est mal dégrossi et ne connaît que tranches de viande grillée. Un petit esclave habillé sans luxe, mais contre le froid, te présentera des coupes plébéiennes payées quelques as. Je n'ai ni Phrygien ni Lycien, ni serviteur acheté très cher au marchand d'esclaves. Quand tu voudras quelque chose, demande-le en latin. Tous mes gens sont pareils, avec leurs cheveux courts et droits, aujourd'hui peignés tout exprès en l'honneur de mes hôtes. L'un est le fils d'un rude berger, l'autre d'un bouvier ; il pense à sa mère qu'il n'a pas vue depuis longtemps, il est triste, il a la nostalgie de sa cabane et de ses chevreaux. Ce jeune esclave a la physionomie et le caractère brillants d'honnêteté : que ne lui ressemblent donc ceux que revêt l'éclat de la pourpre ! Il n'apporte pas aux bains une voix enrouée., des testicules de la grosseur du poing ; il n'a pas fait épiler ses aisselles et n'a pas à cacher avec confusion sous le vase d'huile un membre gonflé. Il te versera du vin récolté sur les montagnes d'où lui-même est venu et sur les pentes desquelles il a joué ; vin et serviteur ont la même patrie. Mais peut-être t'attends-tu à ce qu'un choeur vienne nous chanter des chansons libertines de Gadès et à voir des danseuses au milieu des applaudissements s'abattre à terre en jouant de la croupe : voilà ce que contemplent les jeunes épouses penchées sur leurs maris et qu'ils n'oseraient décrire devant elles : aiguillon aux sens languissants, fouet aux désirs des riches, plus vivement senti toutefois de l'autre sexe, qui vibre mieux ; la volupté bientôt, excitée par les oreilles et par les yeux, ne se confient plus. Ce ne sont pas là divertissements pour mon modeste intérieur. Je les laisse, ces claquements de castagnettes, ces airs que rougirait de chanter l'esclave nue du plus sordide mauvais lieu, ces cris obscènes, ces raffinements de jouissance, je les laisse à celui-là qui souille en vomissant des mosaïques de marbre ; toute licence à la richesse ! Le jeu et l'adultère ne sont honte que chez les petites gens ; que les riches s'y adonnent, et cela devient élégante distraction ! Nous aurons aujourd'hui à notre table des agréments tout autres. Tu y entendras des poèmes d'Homère et de Virgile, tous deux si sublimes qu'on ne sait lequel mérite la palme. Et qu'importe, pour de tels chefs-d'oeuvre, de quelle voix ils sont récités ?
183-208. Aujourd'hui donc, au large affaires et soucis ! donne-toi du bon temps, puisque tu t'es réservé une journée de loisir. Ne pense pas à tes placements ; et si ta femme se met à sortir dès le matin pour ne rentrer qu'à la nuit, tais-toi, refrène ta colère, même si tu lui vois la robe salie et froissée, les cheveux en désordre, des rougeurs au visage et aux oreilles. Laisse à la porte tout motif de chagrin, oublie ta maison, tes esclaves, ce qu'ils cassent, ce qu'ils gâchent, et avant tout l'ingratitude des amis. Et pendant ce temps commencent, au signal du drapeau, les jeux mégalésiens qui vont se dérouler pour les fêtes de la déesse de l'Ida ; le préteur est là, véritable triomphateur, mais que ruinent les chevaux ; et puissé-je ne pas blesser le peuple qui déborde l'enceinte du Cirque en disant que Rome aujourd'hui y est tout entière ; des clameurs me frappent l'oreille, j'en conclus à la victoire des verts : s'ils succombaient, on verrait la ville tomber dans une morne tristesse, tout comme le jour où les Consuls furent vaincus dans la poussière de Cannes. Que la jeunesse aille à ces spectacles ; il convient à cet âge de crier, de faire des paris téméraires, d'aimer s'asseoir à côté d'une jeune fille en toilette. Nous, quittons la toge et allons offrir notre vieille peau aux rayons du soleil printanier. Tu peux déjà sans ridicule te rendre aux bains, quoi qu'il y ait encore une bonne heure avant la sixième as. Mais on ne pourrait mener cette vie cinq jours de suite, elle nous briserait de fatigue ; et la rareté des plaisirs nous les fait meilleurs.