dimanche 27 juin 2010

A faire ou pas. Les bonnes résolutions, est-ce que ça sert ? On ne sait pas. Mais pourquoi s'en priver...

mardi 15 juin 2010

Satire 4 de Juvénal

SATIRE IV


1-10. Voici encore une fois Crispinus ; j’aurai à le faire souvent comparaître, ce monstre qui a tous les vices et pas une vertu, ce débile qui ne montre de vigueur que dans la débauche, cet adultère qui ne dédaigne que les veuves. Peu importe que ses portiques soient assez vastes pour y fatiguer ses chevaux, qu’il se fasse porter en litière à l’ombre d’épaisses forêts, qu’il ait acheté près du forum palais et jardins ! Aucun méchant n’est heureux ; à plus forte raison un suborneur qui est en même temps sacrilège, avec qui naguère couchait une Vestale qu’il exposa donc à être enterrée vivante.

11-24. Il s’agit aujourd’hui de fautes moins lourdes. Si le coupable était un autre que lui, on l’aurait traîné devant le Censeur des moeurs. Mais ce qui serait une honte chez des hommes de bien, Titius ou Séius, est chez Crispinus une jolie peccadille. Qu’y puis-je, si le personnage est pire que le pire des crimes ? Pour un mulet, il a déboursé six mille sesterces ; c’était un poisson de six livres, à en croire les gens qui savent enfler l’extraordinaire. Je l’approuverais, s’il avait voulu faire ce cadeau pour être inscrit en tête sur le testament d’un vieillard sans enfants, ou s’il avait fait porter la bête chez telle riche matrone qui se promène en litière fermée de vitres. Mais non, il a acheté le mulet pour lui-même. Que de folies il nous faut voir, que n’a jamais faites le pauvre, le frugal Apicius. Et c’est toi qui les fais, Crispinus, toi qui jadis t’habillais de ces vêtements de papyrus qu’on fabrique dans ton pays ?

25-36. A ce prix, des écailles ? Le pêcheur t’aurait peut-être coûté moins cher que le poisson ; la province ne met pas ses domaines plus haut, même l’Apulie qui en a de si vastes. Quels festins le maître pouvait-il donc engloutir, puisque tant de sesterces, petit plat expédié sur le bord d’une table modeste, ont fait roter le bouffon du Grand Palais, personnage revêtu de la pourpre, prince des chevaliers, lui qui autrefois parcourait la ville en criant du poisson à vendre, le poisson des rivières natales. Inspire-moi, Calliope... - oh, le public peut s’asseoir, je n’entonne pas la trompette épique, je raconte une histoire vraie. Je vous invoque, ô jeunes Muses. Et venez à mon aide, pour vous avoir appelées jeunes.

37-52. Au temps où l’univers expirant se déchirait sous le dernier des Flaviens, quand le Néron chauve faisait de Rome son esclave, il arriva qu’un prodigieux turbot de l’Adriatique, en vue du temple de Vénus qui domine la dorienne Ancône, vint combler le filet d’un pêcheur. La bête ainsi accrochée n’était pas moins énorme que celles qui se trouvent prises dans la glace du Palus Méotide, et qui, la glace fondue au soleil, abordent engourdies, engraissées de longues immobilités, aux rivages du Pont. Le maître de la barque et du filet destine le prodige au Pontife souverain. Qui oserait le vendre ou l’acheter, quand tant de délateurs surveillent les côtes ? Il y a partout des inspecteurs qui chercheraient noise au pauvre pêcheur ; ils affirmeraient que le poisson a été élevé dans les viviers de César, qu’il s’en est échappé et qu’il revient de droit à son premier possesseur.

53-71. Si nous écoutons Palfurius ou Armillatus, tout ce que l’Océan a de beau et de rare est bien impérial, en quelque parage que cela nage. On offrira donc ce poisson, pour qu’il ne soit pas perdu. Déjà le mortel automne faisait place aux frimas, déjà la fièvre quarte était l’espoir des malades, les tristes vents d’hiver soufflaient : c’était pour la récente prise une garantie. Cependant le pêcheur se hâte, comme s’il redoutait l’Auster. Il a déjà franchi les lacs, au bord desquels Albe conserve dans ses ruines le feu troyen et honore Vesta d’un culte que Rome fait plus pompeux. Il se heurte à une foule qui le retarde par son admiration. Enfin il a passage libre, les portes s’ouvrent en tournant sur leurs gonds faciles ; on laisse dehors les sénateurs, la Grèce contemplée entre, la voilà aux pieds du nouvel Atride. « Agrée, dit le pêcheur picentin, un morceau trop beau pour de simples citoyens. Consacre ce jour à ton Génie ; hâte-toi de faire place nette dans ton estomac pour le remplir de ce turbot réservé à ton siècle. De lui-même ; il a voulu se faire prendre ». Trouverait-on flatterie plus énorme ? Cependant l’empereur se rengorgeait ; il n’est rien que ne consente à croire d’elle-même, quand on la loue, une puissance égale aux dieux.

72-88. Ce qui manqua, ce fut un plat à la mesure du poisson. On convoqua les grands au Conseil du prince, ces grands qu’il détestait et dont le front était toujours pâle de cette auguste et terrible amitié. Le premier qui répond à l’appel du Liburnien — « Accourez, l’empereur siège déjà ! » — c’est Pégase endossant à la hâte son manteau de philosophe, ce Pégase qui fut naguère donné comme administrateur à la ville étonnée. Mais qu’étaient d’autre les préfets de ce temps ? On eut en lui d’ailleurs le meilleur et le plus intègre, quoiqu’il crût nécessaire, en ces jours cruels, de rogner toute énergie à la justice. Venait ensuite Crispus, aimable vieillard, toute douceur dans les moeurs, l’éloquence et le caractère. Au maître des mers, des terres et des nations, qui pouvait être de meilleur conseil, si le funeste fléau avait consenti à sacrifier la cruauté pour écouter des avis généreux ? Mais quoi de plus redoutable à irriter que l’oreille d’un tyran avec qui un ami, rien qu’en causant de la pluie, de l’été ou de l’orageux printemps, risquait la mort ?

89-98. Aussi Crispus ne songea-t-il jamais à résister au torrent ; aucun citoyen n’était capable alors de libérer son âme par la parole et de sacrifier sa vie à la vérité. Il lui fut ainsi possible de voir un grand nombre d’hivers et quatre-vingts solstices d’été ; si dangereuse que fût la cour, ces armes-là l’y garantirent. Acilius, vieillard du même âge, le suivait, avec un jeune homme, qu’attendait une cruelle mort bien imméritée, victime prématurée du glaive impérial ; mais depuis longtemps, dans la classe noble, c’est un prodige de pouvoir vieillir, et voilà pourquoi j’aimerais mieux être le dernier de la race des Géants.

99-118. En vain le malheureux triompha-t-il au corps à corps avec des ours numides qu’il affrontait tout nu dans l’arène d’Albe. Qui ne devinerait maintenant les ruses des patriciens ? Qui admirerait encore, ô Brutus, ton vieil artifice ? Trop facile de duper un roi barbu ! La mine n’était pas plus assurée, malgré la bassesse d’origine, chez le conseiller suivant, Rubrius. Celui-là porte le poids d’une ancienne faute qu’il faut taire, d’ailleurs plus impudent qu’un débauché qui écrirait des satires. Un ventre paraît, c’est Montanus, sa panse le retarde. Et voici ensuite Crispinus qui dès le matin dégoutte de plus de parfums qu’il n’en faudrait pour deux cadavres ; Pompéius, plus cruel que lui, habile à faire répandre le sang rien que d’un mot chuchoté ; Fuscus, qui réservait ses boyaux pour les vautours de Dacie, méditant ses plans de campagne dans une villa de marbre ; Veienton le prudent, avec Catulle, cet assassin qui brûlait d’amour pour une jeune fille inaccessible, monstre inouï même en notre siècle, adulateur aveugle, cruel et digne de mendier, comme un gardien de pont derrière les chars, sur la route d’Aricie, en jetant des baisers à ceux qui descendent la colline.

119-135. Personne plus que lui ne parut ébloui par le turbot ; car il dit des quantités de choses, mais se tournant à gauche quand le poisson était à droite. Il ne louait pas autrement les coups du gladiateur cilicien, la machinerie, les enfants enlevés jusqu’au Vélarium. Veienton ne lui cède pas la parole ; on dirait un fanatique délirant devenu ta proie, ô Bellone ; il vaticine : « Tu reçois là, prince, le présage splendide d’un grand et éclatant triomphe. C’est quelque roi que tu feras prisonnier ; ou bien Arviragus tombera de son char breton. La bête est étrangère ; tu vois les écailles dont son dos se hérisse ? » C’est tout juste s’il ne disait pas le pays du turbot et son âge. - « Ton avis ? On le coupe en morceaux ? » - « Épargnons-lui un tel affront, prononce Montanus, il faut faire faire un bassin profond qui puisse recevoir dans ses minces parois cette énorme masse. Il mérite l’art et la promptitude d’un Prométhée. Qu’on prépare l’argile et le tour au plus vite. Dès aujourd’hui, César, attache des potiers à ta cour ! »

136-143. La victoire resta à cet avis digne de qui le donnait, car Montanus avait connu le luxe des premiers Empereurs, les orgies de Néron prolongées jusqu’au milieu des nuits et ses moyens de renouveler l’appétit quand le Falerne embrasait sa poitrine. Personne en notre temps ne l’a égalé dans l’art du gourmet. Des huîtres étaient-elles de Circéies, des rochers du Lucrin ou des domaines de Rutupe ? Il le distinguait au premier mouvement de mâchoire et, d’un regard, il reconnaissait le parage d’un oursin.

144-149. Mais on se lève, la séance est close, ordre de se retirer est donné à ces grands que le maître suprême avait fait traîner, jusqu’à sa citadelle d’Albe, les frappant d’effroi, les bousculant comme s’il s’était agi de leur parler des Cattes et des farouches Sicambres, comme si de tous les points du monde fussent arrivées à tire d’aile de fâcheuses dépêches.

150-154. Plût aux dieux que de telles bagatelles eussent occupé le maître aux temps abominables où il frustrait Rome de belles vies illustres, impunément et sans qu’un vengeur se levât ! Un jour enfin il périt, ce fut quand il commença d’inspirer de la crainte aux savetiers. Voilà ce qui perdit l’homme souillé du sang des Vampires.