jeudi 4 novembre 2010

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
Notre mère disait: jouez, mais je défends
Qu'on marche dans les fleurs et qu'on monte aux échelles.

Abel était l'aîné, j'étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d'elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d'une armoire un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu'à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous fimes pour l'avoir,
Mais je me souviens bien que c'était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d'encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire!

Nous l'ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et dès le premier mot il nous parut si doux
Qu'oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s'ils ont pris un oiseau des cieux,
S'appellent en riant et s'étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

lundi 1 novembre 2010

Voici encore une fois Crispinus ; j’aurai à le faire souvent comparaître, ce monstre qui a tous les vices et pas une vertu, ce débile qui ne montre de vigueur que dans la débauche, cet adultère qui ne dédaigne que les veuves. Peu importe que ses portiques soient assez vastes pour y fatiguer ses chevaux, qu’il se fasse porter en litière à l’ombre d’épaisses forêts, qu’il ait acheté près du forum palais et jardins ! Aucun méchant n’est heureux ; à plus forte raison un suborneur qui est en même temps sacrilège, avec qui naguère couchait une Vestale qu’il exposa donc à être enterrée vivante.

11-24. Il s’agit aujourd’hui de fautes moins lourdes. Si le coupable était un autre que lui, on l’aurait traîné devant le Censeur des moeurs. Mais ce qui serait une honte chez des hommes de bien, Titius ou Séius, est chez Crispinus une jolie peccadille. Qu’y puis-je, si le personnage est pire que le pire des crimes ? Pour un mulet, il a déboursé six mille sesterces ; c’était un poisson de six livres, à en croire les gens qui savent enfler l’extraordinaire. Je l’approuverais, s’il avait voulu faire ce cadeau pour être inscrit en tête sur le testament d’un vieillard sans enfants, ou s’il avait fait porter la bête chez telle riche matrone qui se promène en litière fermée de vitres. Mais non, il a acheté le mulet pour lui-même. Que de folies il nous faut voir, que n’a jamais faites le pauvre, le frugal Apicius. Et c’est toi qui les fais, Crispinus, toi qui jadis t’habillais de ces vêtements de papyrus qu’on fabrique dans ton pays ?

samedi 30 octobre 2010

Le vent avait chassé la pluie aux larges gouttes,
Le soleil s'étalait, radieux, dans les airs,
Et les bois, secouant la fraîcheur de leurs voûtes,
Semblaient, par les vallons, plus touffus et plus verts !

Je montai jusqu'au temple accroché sur l'abîme ;
Un bonze m'accueillit, un bonze aux yeux baissés.
Là, dans les profondeurs de la raison sublime,
J'ai rompu le lien de mes désirs passés.

Nos deux voix se taisaient, à tout rendre inhabiles ;
J'écoutais les oiseaux fuir dans l'immensité ;
Je regardais les fleurs, comme nous immobiles,
Et mon coeur comprenait la grande vérité !

jeudi 28 octobre 2010

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
Notre mère disait: jouez, mais je défends
Qu'on marche dans les fleurs et qu'on monte aux échelles.

Abel était l'aîné, j'étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d'elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d'une armoire un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu'à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous fimes pour l'avoir,
Mais je me souviens bien que c'était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d'encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire!

Nous l'ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et dès le premier mot il nous parut si doux
Qu'oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s'ils ont pris un oiseau des cieux,
S'appellent en riant et s'étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

dimanche 27 juin 2010

A faire ou pas. Les bonnes résolutions, est-ce que ça sert ? On ne sait pas. Mais pourquoi s'en priver...

mardi 15 juin 2010

Satire 4 de Juvénal

SATIRE IV


1-10. Voici encore une fois Crispinus ; j’aurai à le faire souvent comparaître, ce monstre qui a tous les vices et pas une vertu, ce débile qui ne montre de vigueur que dans la débauche, cet adultère qui ne dédaigne que les veuves. Peu importe que ses portiques soient assez vastes pour y fatiguer ses chevaux, qu’il se fasse porter en litière à l’ombre d’épaisses forêts, qu’il ait acheté près du forum palais et jardins ! Aucun méchant n’est heureux ; à plus forte raison un suborneur qui est en même temps sacrilège, avec qui naguère couchait une Vestale qu’il exposa donc à être enterrée vivante.

11-24. Il s’agit aujourd’hui de fautes moins lourdes. Si le coupable était un autre que lui, on l’aurait traîné devant le Censeur des moeurs. Mais ce qui serait une honte chez des hommes de bien, Titius ou Séius, est chez Crispinus une jolie peccadille. Qu’y puis-je, si le personnage est pire que le pire des crimes ? Pour un mulet, il a déboursé six mille sesterces ; c’était un poisson de six livres, à en croire les gens qui savent enfler l’extraordinaire. Je l’approuverais, s’il avait voulu faire ce cadeau pour être inscrit en tête sur le testament d’un vieillard sans enfants, ou s’il avait fait porter la bête chez telle riche matrone qui se promène en litière fermée de vitres. Mais non, il a acheté le mulet pour lui-même. Que de folies il nous faut voir, que n’a jamais faites le pauvre, le frugal Apicius. Et c’est toi qui les fais, Crispinus, toi qui jadis t’habillais de ces vêtements de papyrus qu’on fabrique dans ton pays ?

25-36. A ce prix, des écailles ? Le pêcheur t’aurait peut-être coûté moins cher que le poisson ; la province ne met pas ses domaines plus haut, même l’Apulie qui en a de si vastes. Quels festins le maître pouvait-il donc engloutir, puisque tant de sesterces, petit plat expédié sur le bord d’une table modeste, ont fait roter le bouffon du Grand Palais, personnage revêtu de la pourpre, prince des chevaliers, lui qui autrefois parcourait la ville en criant du poisson à vendre, le poisson des rivières natales. Inspire-moi, Calliope... - oh, le public peut s’asseoir, je n’entonne pas la trompette épique, je raconte une histoire vraie. Je vous invoque, ô jeunes Muses. Et venez à mon aide, pour vous avoir appelées jeunes.

37-52. Au temps où l’univers expirant se déchirait sous le dernier des Flaviens, quand le Néron chauve faisait de Rome son esclave, il arriva qu’un prodigieux turbot de l’Adriatique, en vue du temple de Vénus qui domine la dorienne Ancône, vint combler le filet d’un pêcheur. La bête ainsi accrochée n’était pas moins énorme que celles qui se trouvent prises dans la glace du Palus Méotide, et qui, la glace fondue au soleil, abordent engourdies, engraissées de longues immobilités, aux rivages du Pont. Le maître de la barque et du filet destine le prodige au Pontife souverain. Qui oserait le vendre ou l’acheter, quand tant de délateurs surveillent les côtes ? Il y a partout des inspecteurs qui chercheraient noise au pauvre pêcheur ; ils affirmeraient que le poisson a été élevé dans les viviers de César, qu’il s’en est échappé et qu’il revient de droit à son premier possesseur.

53-71. Si nous écoutons Palfurius ou Armillatus, tout ce que l’Océan a de beau et de rare est bien impérial, en quelque parage que cela nage. On offrira donc ce poisson, pour qu’il ne soit pas perdu. Déjà le mortel automne faisait place aux frimas, déjà la fièvre quarte était l’espoir des malades, les tristes vents d’hiver soufflaient : c’était pour la récente prise une garantie. Cependant le pêcheur se hâte, comme s’il redoutait l’Auster. Il a déjà franchi les lacs, au bord desquels Albe conserve dans ses ruines le feu troyen et honore Vesta d’un culte que Rome fait plus pompeux. Il se heurte à une foule qui le retarde par son admiration. Enfin il a passage libre, les portes s’ouvrent en tournant sur leurs gonds faciles ; on laisse dehors les sénateurs, la Grèce contemplée entre, la voilà aux pieds du nouvel Atride. « Agrée, dit le pêcheur picentin, un morceau trop beau pour de simples citoyens. Consacre ce jour à ton Génie ; hâte-toi de faire place nette dans ton estomac pour le remplir de ce turbot réservé à ton siècle. De lui-même ; il a voulu se faire prendre ». Trouverait-on flatterie plus énorme ? Cependant l’empereur se rengorgeait ; il n’est rien que ne consente à croire d’elle-même, quand on la loue, une puissance égale aux dieux.

72-88. Ce qui manqua, ce fut un plat à la mesure du poisson. On convoqua les grands au Conseil du prince, ces grands qu’il détestait et dont le front était toujours pâle de cette auguste et terrible amitié. Le premier qui répond à l’appel du Liburnien — « Accourez, l’empereur siège déjà ! » — c’est Pégase endossant à la hâte son manteau de philosophe, ce Pégase qui fut naguère donné comme administrateur à la ville étonnée. Mais qu’étaient d’autre les préfets de ce temps ? On eut en lui d’ailleurs le meilleur et le plus intègre, quoiqu’il crût nécessaire, en ces jours cruels, de rogner toute énergie à la justice. Venait ensuite Crispus, aimable vieillard, toute douceur dans les moeurs, l’éloquence et le caractère. Au maître des mers, des terres et des nations, qui pouvait être de meilleur conseil, si le funeste fléau avait consenti à sacrifier la cruauté pour écouter des avis généreux ? Mais quoi de plus redoutable à irriter que l’oreille d’un tyran avec qui un ami, rien qu’en causant de la pluie, de l’été ou de l’orageux printemps, risquait la mort ?

89-98. Aussi Crispus ne songea-t-il jamais à résister au torrent ; aucun citoyen n’était capable alors de libérer son âme par la parole et de sacrifier sa vie à la vérité. Il lui fut ainsi possible de voir un grand nombre d’hivers et quatre-vingts solstices d’été ; si dangereuse que fût la cour, ces armes-là l’y garantirent. Acilius, vieillard du même âge, le suivait, avec un jeune homme, qu’attendait une cruelle mort bien imméritée, victime prématurée du glaive impérial ; mais depuis longtemps, dans la classe noble, c’est un prodige de pouvoir vieillir, et voilà pourquoi j’aimerais mieux être le dernier de la race des Géants.

99-118. En vain le malheureux triompha-t-il au corps à corps avec des ours numides qu’il affrontait tout nu dans l’arène d’Albe. Qui ne devinerait maintenant les ruses des patriciens ? Qui admirerait encore, ô Brutus, ton vieil artifice ? Trop facile de duper un roi barbu ! La mine n’était pas plus assurée, malgré la bassesse d’origine, chez le conseiller suivant, Rubrius. Celui-là porte le poids d’une ancienne faute qu’il faut taire, d’ailleurs plus impudent qu’un débauché qui écrirait des satires. Un ventre paraît, c’est Montanus, sa panse le retarde. Et voici ensuite Crispinus qui dès le matin dégoutte de plus de parfums qu’il n’en faudrait pour deux cadavres ; Pompéius, plus cruel que lui, habile à faire répandre le sang rien que d’un mot chuchoté ; Fuscus, qui réservait ses boyaux pour les vautours de Dacie, méditant ses plans de campagne dans une villa de marbre ; Veienton le prudent, avec Catulle, cet assassin qui brûlait d’amour pour une jeune fille inaccessible, monstre inouï même en notre siècle, adulateur aveugle, cruel et digne de mendier, comme un gardien de pont derrière les chars, sur la route d’Aricie, en jetant des baisers à ceux qui descendent la colline.

119-135. Personne plus que lui ne parut ébloui par le turbot ; car il dit des quantités de choses, mais se tournant à gauche quand le poisson était à droite. Il ne louait pas autrement les coups du gladiateur cilicien, la machinerie, les enfants enlevés jusqu’au Vélarium. Veienton ne lui cède pas la parole ; on dirait un fanatique délirant devenu ta proie, ô Bellone ; il vaticine : « Tu reçois là, prince, le présage splendide d’un grand et éclatant triomphe. C’est quelque roi que tu feras prisonnier ; ou bien Arviragus tombera de son char breton. La bête est étrangère ; tu vois les écailles dont son dos se hérisse ? » C’est tout juste s’il ne disait pas le pays du turbot et son âge. - « Ton avis ? On le coupe en morceaux ? » - « Épargnons-lui un tel affront, prononce Montanus, il faut faire faire un bassin profond qui puisse recevoir dans ses minces parois cette énorme masse. Il mérite l’art et la promptitude d’un Prométhée. Qu’on prépare l’argile et le tour au plus vite. Dès aujourd’hui, César, attache des potiers à ta cour ! »

136-143. La victoire resta à cet avis digne de qui le donnait, car Montanus avait connu le luxe des premiers Empereurs, les orgies de Néron prolongées jusqu’au milieu des nuits et ses moyens de renouveler l’appétit quand le Falerne embrasait sa poitrine. Personne en notre temps ne l’a égalé dans l’art du gourmet. Des huîtres étaient-elles de Circéies, des rochers du Lucrin ou des domaines de Rutupe ? Il le distinguait au premier mouvement de mâchoire et, d’un regard, il reconnaissait le parage d’un oursin.

144-149. Mais on se lève, la séance est close, ordre de se retirer est donné à ces grands que le maître suprême avait fait traîner, jusqu’à sa citadelle d’Albe, les frappant d’effroi, les bousculant comme s’il s’était agi de leur parler des Cattes et des farouches Sicambres, comme si de tous les points du monde fussent arrivées à tire d’aile de fâcheuses dépêches.

150-154. Plût aux dieux que de telles bagatelles eussent occupé le maître aux temps abominables où il frustrait Rome de belles vies illustres, impunément et sans qu’un vengeur se levât ! Un jour enfin il périt, ce fut quand il commença d’inspirer de la crainte aux savetiers. Voilà ce qui perdit l’homme souillé du sang des Vampires.

mercredi 3 février 2010

Troisième satire de Juvénal

1-20. Le départ de mon vieil ami me désole ; je ne l’en approuve pas moins d’aller se fixer à Cumes, cette ville déserte et d’offrir ainsi un concitoyen à la Sibylle. C’est à la porte de Baïes, dans l’exquise retraite d’une côte pleine de charme. Moi, je préfère même Prochyta à Suburre. Est-ce que le pire désert ne vaut pas mieux que les menaces d’incendie, les écroulements de maisons, les mille périls de cette ville terrible où il faut subir en pleine canicule des récitations poétiques ?

Un seul chariot suffit à charger le bagage de mon ami. Pendant l’opération, il s’avança jusqu’aux vieux arcs de la porte Capène, cette ruine. Là jadis Numa eut ses rendez-vous avec la nocturne amie ; aujourd’hui les bosquets de la source sacrée et le sanctuaire même sont loués, à qui ? A ces juifs qui ont pour tout mobilier leur corbeille et pour toute fortune leur foin (car nous n’avons plus un arbre qui n’ait à payer une taxe au Trésor : il mendie, ce bois dont les muses ont été exilées). Dans le Val d’Egérie nous sommes descendus, voici les grottes artificielles. Comme la divinité serait plus réellement présente, si un gazon verdoyant bordait l’eau et si des marbres ne mettaient leur tache sacrilège sur le tuf indigène !

21-40. C’est là qu’Umbricius s’ouvre à moi : « Puisque les métiers honnêtes ne peuvent plus vivre à Rome, dit-il, puisque l’on n’y est plus récompensé de sa peine, que le pauvre bien qu’on peut avoir est plus mince aujourd’hui qu’hier et se réduira encore demain, j’ai décidé de m’installer là où Dédale détacha ses ailes fatiguées. Je ne fais que grisonner, j’entre à peine dans ma verte vieillesse, il reste à Lachésis de quoi filer pour moi ; je tiens bien sur mes jambes et ne m’aide d’aucun bâton. Eh bien donc, quittons notre patrie. Laissons-y vivre Artorius et Catule ; abandonnons-la à ceux qui veulent nous faire prendre noir pour blanc, entrepreneurs sans vergogne qui soumissionnent pour les temples, les fleuves, les ports, le nettoyage des cloaques, les cadavres à porter au bûcher, la vente des esclaves aux enchères. Jadis ces gens-là jouaient du cor dans les fanfares d’arènes municipales, quelle ville n’a connu leurs joues gonflées ? Les voilà maintenant qui donnent des jeux et lorsque le peuple l’ordonne en renversant le pouce, c’est eux qui tuent, faisant ainsi leur cour à la populace. Après cela, ils afferment les latrines publiques. Et pourquoi pas ? Ils sont bien faits pour être tirés de leur abjection et élevés au faîte des honneurs par la Fortune lorsqu’elle veut rire.

41-57. « Que veux-tu que je fasse à Rome ? Je ne sais mentir. Un livre, s’il est mauvais, je ne puis le louer ni vouloir le lire ; les mouvements des astres me sont inconnus ; promettre à un fils la mort prochaine de son père, je ne le veux ni n’en suis capable ; le ventre des grenouilles n’a jamais subi mon examen. Porter à une femme mariée les billets de son amant, je laisse cette besogne à d’autres ; jamais je n’aiderai un voleur, et c’est pourquoi personne ne me demande un coup de main ; on me tient pour manchot, pour paralytique, bon à rien. Pour qui est-on aux petits soins ? Pour le complice dont le coeur bat et bout des secrets qu’il lui faut taire à perpétuité : on pense ne rien te devoir, tu n’as rien à attendre, si le secret est honnête ; pour être dans la manche de Verrès, aie le moyen de l’accuser à ton heure. Méprise donc tout l’or que le Tage ombragé roule dans ses sables vers la mer : il ne vaudrait pas qu’on perdît le sommeil. A quoi bon recevoir avec remords des récompenses qui t’échapperont un jour ? A quoi bon te faire craindre d’un protecteur puissant ?

58-80. « Il y a une engeance qui est la préférée de nos gens riches et que je fuis plus que toutes ; je vais te dire laquelle, tout de suite et sans réserves. Je ne puis supporter, ô Quirites, une ville devenue grecque. Grecque ? Quelle est en réalité la proportion d’Achéens dans cette lie ? Il y a longtemps que de Syrie l’Oronte est venu se jeter dans le Tibre ; c’est la langue et les moeurs de là-bas, c’est la harpe aux cordes obliques, ce sont les flûtes et les tambourins barbares que ce fleuve charrie dans ses eaux, sans oublier les filles condamnées à lever des hommes aux alentours du Cirque. Allez à elles, vous autres qui aimez la mitre bariolée dont s’affublent ces étrangères. Tes rustiques descendants, ô Quirinus, portent des chaussures légères, et se mettent au cou les insignes de la victoire athlétique. L’un arrive de la haute Sicyone, l’autre d’Amydon, celui-ci d’Andros, celui-là de Samos, un autre encore de Tralles ou d’Alabanda ; et tous marchent à l’assaut de l’Esquilin et de la colline qui tire son nom de l’Osier, pour être bientôt les maîtres des grandes familles. Esprit vif, audace effrénée, torrent de paroles qui étonnerait Isée. Dis-moi ce que c’est qu’un Grec ? Tout ce qu’on veut : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, danseur de cordes, médecin, magicien, que ne fera point un grec famélique ? Il montera au ciel, si tu le demandes. En somme, il n’était point Maure, ni Sarmate ni Thrace, celui qui s’attacha des ailes. Non, il était né au coeur d’Athènes.

81-103. « Je ne fuirais pas la pourpre de ces gens-là ? Quelqu’un signera avant moi sur les contrats, se verra mieux placé que moi à table, et ce sera ce drôle qui a débarqué à Rome avec ses prunes et ses figues ? N’est-ce donc plus rien que d’avoir empli du ciel de l’Aventin ses regards d’enfant, que d’avoir été nourri avec des olives de la Sabine ? Cette race-là possède à la perfection l’art de flatter, elle sait louer le style de l’illettré, la figure du disgracié. Un débile a le cou décharné, elle le compare à Hercule quand il étouffait Antée soulevé loin du sol ; elle admire une voix faible et plus aigre que celle du coq becquetant conjugalement sa poule. Nous saurions bien flatter comme eux, mais eux seuls se font croire. Un Grec a t-il son égal sur les planches quand il joue le rôle de Thaïs ou celui d’une matrone ou même celui de Doris toute nue ? On croirait voir la femme elle-même, non plus un acteur ; on dirait qu’il n’y a rien, que tout est plat au bas-ventre, on imagine l’étroit sillon... Et certes il ne s’agit pas de l’admiration que mérite un Antiochus, un Stratoclès, un Démétrius ou le tendre Hémus : non, c’est la nation qui est comédienne. On rit : ces gens s’esclaffent ; leur protecteur verse des larmes : ils pleurent sans le moindre chagrin ; fait-on faire un peu de feu par temps froid ? ils endossent un manteau ; mais si vous dites : « J’ai chaud », ils sont en sueur.

104-125. « Nous ne sommes pas de force. Il l’emporte forcément, celui qui est capable nuit et jour de composer son visage sur le visage d’autrui, d’envoyer baisers et compliments au patron qui a bien roté, qui a pissé droit, qui a fait résonner l’or de son vase de nuit. Et puis, rien ne leur est sacré, personne n’est à l’abri de leur rut, ni la mère de famille, ni la fille encore vierge, ni le fiancé imberbe ni le fils encore puceau. A leur défaut, ils culbutent la grand’mère du protecteur. Ils veulent savoir les secrets de la famille, beau moyen de se faire craindre. Et puisque nous sommes sur le chapitre des Grecs, écoute le forfait, non d’un élève de gymnase, mais d’un haut philosophe. C’était un Stoïcien ; il tua, par ses délations, Baréa, un ami, un disciple ; ce sinistre vieillard était né sur les rives qui virent tomber une plume d’une aile de Pégase. Un Romain n’a plus de place là où règne un Protogène, un Diphile, un Hermarque, qui jamais - c’est la règle de la race - ne partagent un protecteur : ils le veulent pour eux seuls. Que l’un d’eux ait fait tomber dans une oreille complaisante une goutte de ce venin qui porte la marque de leur pays, tout de suite je me vois mis à la porte, on a perdu tout souvenir de mes longs services ; nulle part plus aisément qu’à Rome ne se jette par-dessus bord un client.

126-136. Que peuvent valoir - ne nous flattons pas ! - les bons offices d’un indigent, même ses courses nocturnes de client ? Un préteur dépêche son licteur chez Albina, chez Modia, ces veuves sans enfants, qui ne dorment guère, pour les saluer avant son collègue. Un esclave de riche se fait escorter par un fils d’homme riche. Un autre achète d’une somme d’argent qui représente la solde d’un tribun de légion le droit de se pâmer une fois ou deux sur le sein de Calvina ou de Catiena, mais toi, si tu te sens du goût pour la figure d’une femme bien parée, tu restes planté là, n’osant faire descendre Chioné de sa haute litière.

137-159. « Produis devant la justice romaine un témoin aussi honorable que l’hôte choisi pour la déesse de l’Ida, ou un autre Numa, ou un héros pareil à celui qui arracha Minerve tremblante à son temple en flammes : « Est-il riche ? » sera la première question ; le souci de sa moralité viendra en dernier. « Combien d’esclaves nourrit-il ? « combien a-t-il d’arpents de terre ? Combien de plats et de quelle taille sert-on à sa table ? » Autant vous avez d’argent dans vos coffres, autant on vous accorde de confiance. Invoquer les autels de Samothrace et les nôtres, c’est faire croire que le pauvre diable brave la foudre et les dieux, et que ceux-ci ne daignent même pas se fâcher. On donne une occasion infaillible de s’esclaffer, avec un manteau sale et déchiré, une toge usagée, un soulier qui baille et laisse voir par-ci par-là le gros fil d’un ressemelage de fortune. Le pire martyre des pauvres, c’est qu’ils sont ridicules. « A la porte ! s’il te reste quelque pudeur. Ouste ! on n’a pas droit aux places des chevaliers, quand on n’atteint pas le sens légal. » Non, il faut les laisser aux garçons nés des marchands de femmes dans les bouges : c’est à ce rang qu’applaudit le fils du brillant crieur public, parmi la jeunesse dorée qui a pour pères des rétiaires et des maîtres d’escrime. Ainsi l’a voulu Othon le vaniteux, ainsi a-t-il réparti les places.

160-189. « Quel gendre s’est vu agréer avec moins d’argent et de trousseau que la jeune fille ? Quel pauvre a-t-on couché sur un testament ou choisi comme assesseur aux édiles ? Ah, les Quirites sans fortune auraient dû depuis longtemps émigrer en masse. Il n’est nulle part facile de percer, quand le mérite se trouve gêné par le manque de fortune, mais surtout à Rome ! Un misérable réduit, un régime d’esclave, le plus frugal repas, cela coûte déjà si cher ! S’il faut manger dans de la vaisselle de terre, on a honte ; on n’y ferait point attention, si l’on se trouvait transporté brusquement chez les Marses ou les Sabins. Là, une grosse pèlerine décolorée se porterait fort bien. Une bonne partie de l’Italie, avouons-le, ne met la toge que pour les funérailles. A ces théâtres de verdure où l’occasion d’une fête fait redonner une farce avec le masque blême et béant qui terrorise les marmots rustiques dans les bras de leurs mères, tous les spectateurs ont même mise, orchestre et peuple ; et les édiles eux-mêmes, hauts dignitaires, portent simplement la tunique blanche. Mais ici, on s’habille au-dessus de ses ressources, on dépasse les justes limites ; on va jusqu’à emprunter. Tel est le vice général ; chez tous, une pauvreté enflée de vanité. Mais je te retarde ? En un mot, à Rome, tout s’achète. Que donnes-tu pour saluer quelquefois Cossus ? pour avoir un regard de Veienton, qui ne desserre jamais les lèvres ? Mais que ces maîtres fassent couper la barbe ou les cheveux de leur esclave chéri : aussitôt la maison se remplit de gâteaux qu’il nous faut acheter. Prends-en et rentre ta mauvaise humeur. Clients, voilà comme nous sommes mis à contribution, il nous faut grossir les économies de ces beaux serviteurs.

190-202. « A-t-on jamais à craindre l’éboulement de sa maison dans la fraîche Préneste, à Volsinie, prise dans ses collines boisées, dans la simple Gabies, à Tibur qui s’étage ? Notre ville à nous repose en grande partie sur de fragiles étais : c’est la grande trouvaille des gérants ; ils font boucher une vieille crevasse et vous invitent à dormir tranquille, sous la menace d’une catastrophe. Vive la ville sans incendie, aux nuits calmes ! Déjà Ucalégon réclame de l’eau, déjà il déménage son petit mobilier ; déjà le troisième étage brûle : toi, tu l’ignores, car les étages inférieurs ont beau s’affoler, un locataire sera le dernier à rôtir, c’est celui qui n’a entre lui et la pluie que les tuiles où les tendres colombes viennent déposer leurs oeufs.

203-222. Codrus avait un lit trop petit pour sa Procula, six cruches sur son buffet, une amphore au-dessous et un Chiron couché sous le même marbre, enfin quelques livres grecs dans un vieux coffre, divins poèmes rongés des rats, ces rustres ! Bref, Codrus n’avait rien, il faut en convenir. Et cependant ce rien, le malheureux l’a tout perdu. Pour comble de malheur, à sa nudité et sa faim, personne ne donnera ni toit ni nourriture. Suppose, en revanche, que la belle demeure d’Asturicus s’écroule : la matrone se désespère, les magistrats prennent le deuil, le préteur renvoie les audiences. Ah, c’est alors que nous gémissons sur le sort de la ville et maudissons l’incendie. La maison brûle encore que déjà l’on accourt offrir des marbres pour la reconstruire. Quelqu’un donnera des statues, blanches nudités ; un autre, quelque oeuvre d’Euphranor ou de Polyclète ; celui-ci propose d’antiques bijoux ayant paré les déesses d’Asie, celui-là des livres, une bibliothèque avec une Minerve au milieu ou bien un boisseau d’argent. Persicus rentre dans ses biens et même fort au delà, Persiens, le plus riche des vieillards sans enfants : on finit par le soupçonner d’avoir mis lui-même le feu chez lui !

223-231. « Aie donc le courage de t’arracher aux jeux du cirque : la plus agréable maison t’attend à Sora, à Fabrateria, à Frusino, et pas plus chère à l’année que ton obscur réduit. Là tu aurais un petit jardin avec un puits commode, d’où tu tirerais l’eau à la main pour arroser tes jeunes plants. Va vivre là, aimant ta bêche, cultivant ton jardin, qui te fournirait de quoi régaler cent pythagoriciens ; il est bon, en quelque retraite qu’on vive, de posséder quelque chose, fut-ce une cabane à lapin.

232-238. « On meurt d’insomnie, ici ; on est malade de mauvaises digestions qui entretiennent des fermentations dans l’estomac. Où louer un appartement où l’on puisse fermer l’oeil ? Il faut une fortune pour dormir dans notre ville. Voilà ce qui nous tue. Le passage embarrassé des voitures dans les rues étroites, le désordre bruyant du troupeau qui n’avance pas, ôteraient le sommeil à Drusus lui-même ou à des veaux marins.

239-267. Quand une affaire appelle l’homme riche, la foule s’ouvre devant la grande litière liburnienne qui court au-dessus des têtes ; il y peut lire, écrire, dormir à son aise, puisqu’elle est fermée, et finalement il arrivera avant tout le monde. Nous, le flot des gens qui marchent par devant nous bouche la route, celui des gens qui suivent nous presse aux reins. Un passant me donne un coup de coude, un autre me heurte d’un ais ; celui-ci me met sa poutre dans la figure, celui-là son grand vase. La boue poisse mes jambes, un large soulier m’écrase les miens, un clou de soldat se plante dans un de mes doigts de pied. Vois-tu la cohue autour de la sportule ? Que de fumée ! Il y a là cent convives et chacun s’est fait suivre de sa batterie de cuisine. Corbulon n’arriverait pas à soulever tant d’énormes vases et tout l’attirail que porte sur sa tête un pauvre gamin d’esclave, le cou raide, avivant par sa course le feu du réchaud. Des tuniques se déchirent qui venaient d’être reprisées. Une longue poutre est en équilibre sur ce chariot qui vient, un pin se balance sur cet autre ; leur balancement menace la foule. Que l’essieu qui porte des marbres de Ligurie se brise et que cette montagne rocheuse verse : que restera-t-il des passants ? Qui retrouvera leurs membres, même leurs os ? Les cadavres des écrasés se volatilisent. A la maison, dans le calme, on lave les assiettes, on entretient le feu, on prépare les ustensiles de bain, les linges, l’huile ; tout le personnel besogne, tandis que déjà la victime assise au bord du Styx frissonne à la vue de l’infernal nocher sans espoir de monter dans la barque pour traverser les eaux fangeuses, puisqu’elle n’a pas dans sa bouche le denier du passage.

268-301. « Considère maintenant une autre masse de périls auxquels la nuit nous expose, vois à quelle hauteur s’élèvent les toits d’où une tuile vous tombe sur le crâne, songe à tous les vases fêlés et ébréchés qui dégringolent par les fenêtres : ils entament le pavé, le marquent d’une trace profonde. On aura raison de t’accuser de négligence si tu ne prévois pas les accidents et si tu vas dîner en ville sans avoir fait ton testament. Il y a autant de chances de mort dans les rues nocturnes que de fenêtres ouvertes et éclairées. Le seul voeu à faire, c’est qu’on se contente de vider sur ta tête de larges bassins. Mais un ivrogne agité, qui par hasard n’a encore rossé personne, en éprouve des remords, et passe une nuit aussi lugubre que le fils de Pélée pleurant son ami ; il se couche sur le nez, se retourne sur le dos. Non, pas moyen de trouver le sommeil : ou bien il lui faudra une bonne querelle. Or il a beau avoir l’effronterie de la jeunesse et du vin, il évite dans la rue quiconque a un manteau de pourpre, une escorte nombreuse, avec flambeaux et lampes qui lui conseillent de passer au large. Mais moi, qui ai l’habitude de rentrer chez moi à la lumière de la lune ou à la pauvre lueur d’une chandelle que j’économise, je ne lui en impose pas. Apprends comme s’engage la fâcheuse querelle, s’il y a querelle lorsque l’adversaire frappe tandis que j’encaisse. Le gaillard se plante devant moi et m’intime l’ordre de m’arrêter : il faut bien obéir ; quoi faire en effet, avec un furieux qui d’ailleurs est le plus fort ? - « D’où viens-tu ? » crie-t-il. « Chez qui t’es-tu farci de fèves et rempli de piquette ? Quel savetier t’a invité à partager ses poireaux et sa tête de mouton bouillie ? Tu ne réponds rien ? Parle, ou tu tâteras de mon pied. Où est ton bouge ? A quelle synagogue faut-il aller te chercher ? » Méditer une réponse ou se retirer sans mot dire, qu’importe ? Dans les deux cas, ce sont là gens à te frapper et par dessus le marché à t’appeler en justice. Une seule ressource reste au pauvre diable ; battu, meurtri de coups de poing il implore la faveur de partir avec quelques dents intactes.

302-314. Ce n’est pas tout encore. En fait de dangers, on risque de se voir dévalisé, dès l’heure où les maisons sont fermées et les boutiques muettes, volets clos, chaînes de sûreté mises aux portes. Ou bien un chenapan te surprend de son couteau. Pendant que nos gardes font la police dans les marais Pontins et dans les bois Gallinaires, les brigands accourent au pillage de Rome. Quelle forge, quelles enclumes ne fabriquent des chaînes pour eux ! C’est le principal emploi de notre fer ; c’est à craindre qu’on ne vienne à manquer de socs, de sarcloirs et de houes. Qu’ils furent heureux les trisaïeuls de nos bisaïeuls, en ces siècles où la Rome des tribuns comme celle des rois se contenta d’une seule prison !

315-322. « Je pourrais ajouter bien d’autres raisons encore à celles-là ; mais les mulets s’impatientent et le soleil baisse. Il faut partir. Il y a déjà un bon moment que le muletier agite sa badine pour me faire signe. Adieu donc, ne m’oublie pas et chaque fois que Rome te rendra à ton Aquinum pour t’y refaire, appelle-moi auprès de la Cérès Helvina et de Diane votre déesse. Je viendrai de Cumes, et tu auras un auditeur de plus pour tes satires, si tu m’en trouves digne. J’arriverai dans tes campagnes glacées avec mes bottes de soldat. »